Projet de Congrès international et interdisciplinaire: Traité de Polémologie de la crise centrafricaine

Publié le par Dr. Abou-Bakr MASHIMANGO, Maître-Assistant, Université de Bangui

Le Centrafrique, avec les conditions de vie des populations caractérisées par la pauvreté et la misère excessives, est devenu le théâtre de nombreux conflits qu’il constitue un champ de recherche pour le développement des connaissances sur la mutation et la transformation des formes de la guerre. 

De l’Oubangui à la Centrafrique (Marie-Christine & Bernard Lachèse ; 2015)[1], les « guerres nomades » (Michel Galy, 2008)[2] de l’Oubangui-Chari, pays qui n’existait pas (Jean-Pierre Turquoi, 2017)[3] avant 1939 sont des « anarchies équilibrées » (Hubert Deschamps, 1978)[4]. C’est-à-dire, des guerres qui ne sont ni interétatiques ni des guerres civiles, deux caractéristiques principales de l’activité belliqueuse dans les sociétés en Etats ; mais des guerres de clans, guerres identitaires, mais surtout des guerres de prédation ou de jacqueries (Pascal Chaigneau, 2002 ; Colette Braeckman, 2003 ; Valérie Dupont, 2011)[5] ; des guerres qui ne  sont ni actives ni inactives sur toute l’étendue du pays ; guerres caractérisées par des pics de violences meurtrières très variables contre les populations civiles ; des guerres qui, sur un même théâtre, certains villages connaissent une accalmie relative alors que, en concomitance, les combats sont intenses dans d’autres portions du territoire.  L’impression qui se dégage avec la bellicité en RCA est que, non seulement on fait la guerre pour la guerre et non pour la paix, mais encore on s’appuie sur tout ce qui clive et non pas à ce qui réunit le peuple.

La question est surtout de savoir comment « penser Paix » en RCA lorsque les violences évoluent dans le temps et dans l’espace, lorsque la mise en valeur inégale des territoires a contribué au marquage et au maintien des frontières symboliques et développé ainsi des « attachements de type primordiaux et sociobiologiques » (Abou-Bakr Mashimango, 2013)[6].

Pour y répondre, nous partons de l’hypothèse que les guerres centrafricaines, à l’instar des Nouvelles guerres (Mary Kaldor, 1999)[7] ou des Guerres de 4ème génération (William S. Lind & Gregory R. Thiele, 2016)[8] sont la consécration de l’inconciliable, avec comme particularité la remise en question des schémas classiques et des notions, telles que « ennemis », « territoires », « souveraineté » et même « ordre » et « désordre » (B. Badie & D. Vidal, 2014 ; 2016 ; p. 9)[9]. Ces guerres ont profondément modifié l’expérience de la guerre qu’elles impliquent le changement de paradigme, la révision méthodologique et la réinvention de la compréhension des « interdépendances complexes » (Robert Keohane et Joseph Nye, 1977) entre acteurs et facteurs du « phénomène guerre » (Gaston Bouthoul, 1962)[10].  En effet, dans le contexte comme celui de la RCA où l’Etat n’est pas un acteur cohérent et le système national polarisé en communautés, il faut examiner l’escalade des violences au travers les marasmes sociaux conséquents à la vulnérabilité générale qui frappe l’Etat, en passant en revue les faits divers afin d’établir leurs rapports avec les enjeux et les forces d’attraction qui conduisent à la rupture de la paix. Il faudra donc disséquer les éléments structurants de la violence armée dans la multiplicité de ses manifestations singulières dans les « zones grises » ou « arc de crise » (Philippe Boulanger, 2011)[11] interne à la RCA et traiter la violence armée de la RCA comme une « institution destructrice » (Gaston Bouthoul, 1991)[12].

Le projet de congrès international pour un traité de polémologie de la crise centrafricaine consiste donc en une réflexion transversale approfondie sur la crise centrafricaine dans toutes ses manifestations diverses et variées, ses variabilités, fluctuations, oscillations, évolutions et transformations. C'est une réflexion qui insiste sur plusieurs unités d’analyses et combine plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales – une réflexion interdisciplinaire – et par laquelle « on aboutira à un véritable pacifisme fonctionnel » (Gaston Bouthoul, 1970, p. 539)[13]. C’est donc un projet d’analyse des causes profondes et immédiates de la bellicité en RCA, qu’elles soient structurelles (distribution inégalitaire du pouvoir, ethnicité, défaillance de l’Etat, …) ou conjoncturelles (absence de victoire militaire, ingérences extérieures, rôle des matières premières, etc.) dans la perspective d’une paix durable. C’est aussi un questionnement sur les modèles classiquement adoptés dans des situations belligènes comme celle de la RCA qui achemineraient vers des massacres ou, selon certaines réflexions, au génocide. C’est, en définitive, la traduction d’une volonté d’analyse qui, au-delà de la description et de l’interprétation détachée des faits, prendra en considération des solidarités et des relations autres qu’étatiques dans la façon de penser la problématique de la paix et de la guerre. Une réflexion  qui pose la question des attracteurs qui attirent tous vers « l’offensive à outrance qui achemine à la brutalité guerrière » (Abou-Bakr Mashimango, 2012)[14] en vue d’une discussion sur ces « nouvelles figures de guerre » (Pascal Hintermeyer & Patrick Schmoll, 2006)[15] en Afrique médiane. Il s’agit, tout bien considéré, d’engager une discussion sur la conflictualité en Centrafrique en tenant compte de la trajectoire particulière d’un pays où les réalités locales coexistent, de manière à la fois concordante et contradictoire, avec des logiques géopolitiques externes ; d’analyser la problématique de Guerres et Paix selon une approche globale ou intégrée qui consiste en la reconnaissance du caractère multidimensionnel que peut prendre la crise. Et ce, à partir des Etudes polémologiques, telles que développées par Gaston Bouthoul et Julien Freund[16]. 

 

 

 

 

[1] Marie-Christine & Bernard Lachèse. De l’Oubangui à la Centrafrique. La construction d’un espace national. Paris, L’Harmattan, 2015, 343 p.

[2] Michel Galy. Guerres nomades et sociétés ouest-africaines. Paris, L’Harmattan, 2008, 308 p.

[3] Jean-Pierre Turquoi. Oubangui-Chari, le pays qui n’existait pas., Paris, La Découverte, 2017, 287 p.

[4] Hubert Deschamps. « Peuples et frontières », in Revue française d’études politiques africaines « Le mois en Afrique », n° 154, oct. 1978, p. 25-42.

[5] Pascal Chaigneau, « Pour une typologie des conflits africains », in Michèle Bacot-Decriaud & Jean-Paul Joubert, La sécurité internationale d’un siècle à l’autre, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 361 & Colette Braeckman, Les nouveaux prédateurs. Politiques des puissances en Afrique centrale, Paris, fayard, 2003, 309 p.

Les rapports de l’ONU S/2002/1146 du 16/10/2002 et S/2003/1027 du 23/10/2003 sur l’exploitation illégale des ressources naturelles de la République Démocratique du Congo (RDC) décrypte les mécanismes de pillage mis à l’œuvre dans ce pays. Le groupe d’experts nommé par le Conseil de Sécurité observe que les Etats voisins maintiennent une instabilité artificielle en RDC pour justifier la présence de leurs troupes et continuer à piller les richesses sous-sols. Ils observent également que cette exploitation illégale n’est pas destinée au marché régional, mais aux pays industrialisés. Dans son article « RD Congo. Rouge Kivu », paru dans Afrique magazine (n° double 303-304, décembre 201 – janvier 2011, pp. 92-99), Valérie Dupont écrit : « Bon nombre de conflits dits” interethniques” trouvent leur justification dans les ressources. En armant telle ou telle faction rebelle, en détruisant la structure sociale d’une région, en faisant couler le sang, les prédateurs instrumentalisent méthodiquement des conflits qu’ils transforment en chaos. Pendant ce temps, ils peuvent continuer à se servir dans les sous-sols. En toute impunité. Comme au Nord-Kivu. » C’est pourquoi Lewis A. Coser (Les fonctions du conflit social, trad. de l’anglais par Marie Matignon, revu par Pierrette Andres, Michèle de Launay et Jacqueline Lecuyer, Paris, PUF, 1983) définit le conflit comme étant « une lutte pour les valeurs et des biens rares, où les acteurs cherchent à neutraliser, léser ou éliminer leurs rivaux » (p. 31).

[6] Abou-Bakr Mashimango. Ibid., 2013.

[7] Mary Kaldor. New and Old Wars. Organized Violence in a Global Era. Cambridge, Polity Press,1999.

[8] William S. Lind & Gregory R. Thiele. 4th Generation Warfare Handbook. Helsinki, Castalia House, 2016.

[9] Bertrand Badie & Dominique Vidal. Nouvelles guerres. Comprendre les conflits du XXIème Siècle. Paris, La Découverte, 2014, 2016 ; p. 9.

[10] Gaston Bouthoul, Le phénomène guerre, Paris, Payot, 1962.

[11] Philippe Boulanger. Géographie militaire et géostratégique. Enjeux et crises du monde contemporain. Paris, Armand Colin, 2011, p. 28. « L’arc de crise » est ici défini comme une représentation géographique dont les limites sont variables selon la conjoncture internationale. Selon l’auteur, la notion d’arc de crise comprend plusieurs foyers de violence et de guerre qui ne forment pas un tout compact mais plutôt une zone aux limites fluctuantes selon les événements. C’est Zbigniew Brzezinski qui, pour la première fois, aurait employé ce terme en 1978 pour désigner une zone caractérisée par la fragilité des Etats, le risque de chaos politique et de fragmentation territoriale.

[12] Gaston Bouthoul. « Fonctions sociologiques de la guerre », Revue française de sociologie. Guerre – Armée – Société., 1961, II. 2., pp. 15-21.

[13] Gaston Bouthoul. Traité de polémologie, Sociologie des guerres, Paris, Payot, 1970 (rééd. 1991). Dans cet ouvrage, G. Bouthoul expose les fondements d'une attitude scientifique vis-à-vis du phénomène de la paix qu’il définit objectivement comme « l'état d'un groupe humain souverain dont la mortalité ne comporte pas une part d'homicides collectifs organisés et dirigés ». Il passe en revue les différentes méthodes appliquées dans le passé pour se prémunir contre la guerre et aboutit à la conclusion que toutes ont fait faillite faute d'une appréciation correcte des facteurs belligènes. Il suggère donc de rompre avec le pacifisme élégiaque et incantatoire et de ne pas se fier exclusivement à l'organisation juridique et politique de la paix : celle-ci ne peut être préservée que si l'on agit sur les pulsions de violence collective et que si l'on parvient à trouver des substituts aux fonctions sociologiques des guerres. Selon Monsieur Bouthoul, la polémologie serait en mesure dès à présent d'apporter des connaissances utiles et efficaces pour mener une politique de prévention des conflits armés.

[14] Abou-Bakr Mashimango, id.

[15] Pascal Hintermeyer et Patrick Schmoll. « Nouvelles gures de la guerre. Vers un changement de paradigme », Revue de Sciences Sociales, n° 35, 2006, pp. 6-11.

[16] En 1940, Gaston Bouthoul, pour faire un distinguo entre les sciences pratiquées dans les académies militaires et celles de la sociologie de la guerre, inaugure l’étude scientifique des conflits sous le nom de Polémologie, un néologisme composé de polemos (conflit, guerre) et logos (étude, science).  En 1945, en partenariat avec Louise Weiss, Gaston Bouthoul, père du Collège de sociologie, fonde l’Institut de polémologie dont il sera président. Ce qui permettra de créer deux revues que sont Guerres et Paix et Etudes polémologiques.

Pour Gaston Bouthoul la Polémologie est une « (...) étude objective et scientifique des guerres en tant que phénomène social susceptible d’être observé comme tout autre ». Il s’agit de traiter la guerre, « (...) suivant la formule durkheimienne – “comme une chose (...)” » ou avec le « sang-froid » que requiert toute expérience, toute analyse ». Partant de la même démarche sociologique que Gaston Bouthoul, Julien Freund, quant à lui, entend par « la polémologie non point la science de la guerre et de la paix, mais la science générale du conflit au sens du polemos héraclitéen ». Il s’agit de penser la guerre hors des oripeaux idéologiques, la décrire et chercher ses constantes, non pour l’éradiquer, ce n’est pas possible, mais peut-être pour lui trouver des substituts moins sanglants, ou encore pour progresser dans la compréhension des phénomènes humains. L’erreur serait donc de considérer la polémologie comme une stratégie guerrière ou comme une expertise de l’art de la guerre. C’est tout simplement la description du « phénomène guerre » pour essayer de le comprendre.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article