Mémoire, identité et pouvoir au Rwanda : esquisse pour la compréhension d’une politique éliminationniste

Publié le par MASHIMANGO

Depuis maintenant vingt ans, chaque année, presque en cette période mais plus précisément, chaque mois d’avril, les deux communautés rwandaises commémorent,  chacune à sa façon, le Génocide, pour certains, perpétré contre les Tutsi, et pour d’autres le génocide rwandais.  Je me suis déjà prononcé sur cette dénomination et aucun intérêt d’y revenir pour l’instant. D’ailleurs l’important ce n’est pas ma position mais, comme je l’avais dit dans mon billet du 06 avril 2011, de comprendre pourquoi la communauté ethnique dite « hutu » s'isole ou se sent beaucoup moins concernée par cette commémoration, et de l'autre, de s'interroger sur le contexte, les motivations et les conséquences éventuelles de cette exclusion.

La problématique est que les récupérations mémorielles actuelles auxquelles on assiste minent les relations de cohabitation entre deux communautés qui ne peuvent pas géographiquement, sociologiquement et biologiquement se séparer, parce qu’elles ne peuvent pas y arriver, mais qui se heurtent à des obstacles mémoriels et pièges symboliques que des politiques dressent et exploitent de manière systématique, à des fins politiciennes liées à la conquête du pouvoir.

En 2009, je disais déjà : « il est temps que nous (rwandais) sortions de la surdité symétrique aux souffrances des uns et des autres, que nous sortions dans la guerre des mots pour justifier son camp et disqualifier l’autre ». C’était à l’occasion de la 15ème commémoration. Cinq ans après, mon inquiétude est encore d’actualité et la situation se dégrade chaque jour. Celles ou ceux qui ont lu mon billet « Journal De Vérité Pour « Le-Parti-Unique-Avant-Gardiste-Au-Pouvoir » du 23 juillet 2013 trouveront  que, comme souligné en 2009, « certaines opinions considèrent toujours globalement les Hutus comme génocidaires. Le terme "Hutus modérés" est contestable et contesté tant dans son utilisation que dans son interprétation. D'abord, parce que tous les Hutus ne sont pas génocidaires. Ensuite, parce des milliers d'entre eux ont été menacés, massacrés pendant le Génocide soit pour leurs opinions politiques, soit pour leur engagement en faveur des droits de l'homme, soit pour leur humanité (protéger, cacher ou héberger les Tutsi), soit pour avoir refusé de participer à des tueries ou de commettre un acte criminel ».

Mais qu’est-ce que nous observons ? L’impression qui se dégage est qu’il y aurait au Rwanda et chez les rwandais, un camp des « méchants » et des « bons » ! Il suffit de lire des écrits de fameux spécialistes qui vivent et prospèrent grâce au malheur du Rwanda et des rwandais pour comprendre à quel point le génocide est utilisé à des fins politiciennes et/ou de notoriété pour certains occidentaux qui, pour étendre leur « business », sont devenus soit plus Hutu que les Hutu, soit plus Tutsi que les Tutsi ; une désobligeance envers les Rwandais(e)s, singulièrement envers les victimes et les rescapé(e)s du Génocide et massacres. Les ressorts psycho-sociopolitiques sont la création d’une frustration, d’une honte liée à l’« origine ethnique » Hutu.

Il est difficile de survivre avec la frustration et la honte. Aujourd’hui les Hutu vivent une situation dramatique : considérés tous comme des génocidaires, les Hutu doivent rester dans une situation de panique, qu’il leur est interdit ou impossible de décliner leur identité ethnique ; une condition de sous-homme, sans droit mais avec l’obligation de se soumettre.

Certes, la conflictualité et la longue crise politique et sociale déclenchée par la rébellion FPR-Inkotanyi le 1er octobre 1990 ont imposé, à des degrés divers et sous des formes diverses, aux populations rwandaises des conditions de vie extrêmement difficiles exacerbant les vieux démons ethniques et les politiques éliminationnistes que l’on retrouve dans l’histoire sociopolitique du Rwanda : de l’époque précoloniale à nos jours. C’est pourquoi nous soutenons que « le génocide des Tutsi et les massacres des Hutus trouvent leur racines dans l'histoire politico-ethnique du pays, la fracture sociale, l'angoisse et la terreur, ainsi que la mauvaise gestion politique de la question ethnique. A cela s'ajoute l'absence de l'espace démocratique et de la culture des droits de l'homme.

En ces moments où nous commémorons le 20ème  anniversaire de Génocide contre les Tutsi et les massacres des Hutus, j'en appelle à la conscience de chacun de s’interroger sur la « Conscience de notre existence » et/ou à la « l’existence de notre conscience ». Je tiens également à dénoncer la tendance actuelle de certaines opinions qui, plutôt que de regretter l’acte ignoble commis en 1994 contre les Tutsi et les Hutu, se sont plongés dans la vague négationniste qu’ils propagent au mépris des souffrances des rescapés. Je suis également indigné par l'attitude de Kigali qui, tout en collaborant avec les génocidaires, sème la terreur, l'angoisse et accentue la fracture sociale par une mainmise sur les « Tutsi », instituée grâce au spectre du « retour » des Interahamwe dont seraient, selon Kigali, les FDLR ! Cette propagande les Rwandaises et les Rwandais l'ont connu dans les années 1990 lorsque le pouvoir de l’époque disait aux populations Hutu: « si les Tutsi reviennent au pouvoir, vous serez de nouveau asservis » ! Cette situation est entretenue pour créer l'angoisse sur lequel s'appuient les appareils de la violence. Cette stratégie perverse doit être combattue sans économie d'énergie. Elle relève de la « politique éliminationniste » et consiste en l’inculpation de tous les Hutus pour les mettre hors cause ou hors course ; c’est-à-dire les disqualifier.

Comme politique de la guerre, cette politique éliminationniste est constituée d’actes délibérés, des programmes qui s’apparentent à un « nationalisme sans nom » comme le « Ndi Umunyarwanda » (je suis rwandais) – comme si celles et ceux qui ne participent pas à ce programme ne seraient pas rwandais ou seraient, comme dans les années 1990 « inyangarwanda » (d’ailleurs c’est ce que prétend Louise Mushikiwabo quand elle parle de la mort de Patrick Karegeya.  Ce programme actuellement en vigueur à Kigali est conçu et élaboré pour atteindre des résultats politiciens et soumettre la population à une domination par la répression et/ou l’oppression exercée à l’intérieur du pays. Il relève de la politique éliminationniste comme l’extension de la politique par d’autres moyens : détentions arbitraires, assassinats ciblés, enlèvements, disparitions forcées, politicides, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, nettoyages ethniques, épurations mémorielles (cf. destruction du mausolée Mbonyumutwa à Gitarama, changement des noms des lieux, etc.). Je souligne au passage que cette profanation du lieu symbolique de la République, ce changement des « lieux dits », peut être assimilé à la destruction des archives que l’on peut qualifier de « Toumbouctou bis » ; un effacement de mémoire, une stratégie de destruction des représentations existentielles qui renvoient aux singularités du passé paysan rwandais, lequel passé n’existe comme signifiant, indice, trace, que parce qu’il vient de disparaître dans la dénomination administrative rwandaise. Cette stratégie d’effacement de mémoire pratiqué par le FPR caractérise le refus de l’historicité des Hutu par le régime FPR. C’est donc un nettoyage ethno-identitaire territorial par épuration mémorielle. Tout simplement parce qu’il est difficile, voire impossible de reconstituer une mémoire dévastée, une histoire effacée.

Ces crimes, ces massacres laissent des cicatrices et/ou des plaies non pansées. Et ce sont des régimes non démocratiques qui ont souvent l’apanage de pratiques éliminationnistes qui, au fil du temps, deviennent exterminationnistes parce qu’elles consistent à écarter tout obstacle, tout élément gênant, toute opposition réelle ou supposée, toute personne ou groupe d’individus qui se met prétendument sur le chemin du pouvoir.

Idéologiquement, cette politique est l’expression d’une volonté de remodeler la société, un désir de pureté «hitlérienne », une intolérance envers l’opposition que l’on considère, si l’on entend les différents discours de Kigali, comme « déviation ». D’où l’intensification de la répression, de l’oppression et des violences qui, dans la logique du « continuum de la guerre » pousse à des « solutions définitives ou finales ». Ce que je crains pour mon Rwanda natal si rien n’est fait pour que les choses changent.

Cette politique se décline autour des points suivants :

1. dans le Rwanda précolonial, monarchique et colonial:

  • par l’extermination des familles puissantes en rivalité avec la maison  régnante
  • par le coup d’Etat de Rucunshu ou la « revanche de Bega » sur les Abanyiginya
  • par la campagne d’intimidation et d’assassinat des « unaristes » contre les leaders Hutu

2. dans le Rwanda postcolonial :

  • les pogroms anti-tutsi (Muyaga) de 1959 – 1961, 1963 – 1967, 1972 – 1973 ;
  • l’emprisonnement , la mise à mort des notables de la première république ;
  • les forfaits et expéditions punitives du FPR-Inkotanyi sur les Hutu pendant son avancée triomphale sur Kigali (1990 – 1994)  et après sa prise de pouvoir.
  • la chasse aux « ibyitso » (les complices du FPR-Inkotanyi) par le gouvernement Habyarimana en octobre 1990 ;
  • l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel ;
  • Génocide commis contre les Tutsi et massacres des Hutu en 1994 ;
  • Assassinats ciblés, enlèvements, disparitions forcées et emprisonnements des opposants politiques, journalistes et autres leaders d’opinion par le régime FPR

Au demeurant, le génocide contre les Tutsi et les massacres des Hutus que nous commémorons pour la 20èmefois ne sont pas situation inédite. C’est en revanche l’aboutissement des politiques « éliminationnistes » pratiquées depuis des années et toujours en vigueur actuellement. Cette politique se décline sous trois aspects : dans la violence elle-même, c’est-à-dire ses éléments structurants, ses méthodes et moyens ; dans les facteurs et les fonctions de la violence ; et dans les effets de la violence.

Mais la question fondamentale concerne l’influence des facteurs identitaires dans l’élaboration de la politique éliminationniste, la détermination de la menace et des réponses appropriées. D’où l’importance d’examiner le rôle des idées, des croyances avec comme postulat que les identités au Rwanda seraient des constructions psycho-sociopolitiques, issues d’un processus historique complexe. Et comme toute construction, ces identités sont sans cesse modelées et remodelées par des discours politico-idéologiques qui génèrent une compréhension partagée, assignant chaque rwandais une appartenance à la fois définie et ambiguë.

Parce que la mort est la base sur laquelle s’organise la vie sociale africaine, que le mort est au cœur du paysannat, que le culte des morts est la singularité des sociétés humaines et que ce sont les morts qui donnent la vie aux vivants, je finis ma réflexion par Birago Diop: « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis: Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire et dans l'ombre qui s'épaissit. Les Morts ne sont pas sous la Terre: ils sont dans l'Arbre qui frémit, Ils sont dans le Bois qui gémit, ils sont dans l'eau qui coule, ils sont dans l'Eau qui dort, ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule: Les Morts ne sont pas morts. (...). Ecoute dans le vent, le Buisson en sanglots : C'est le Soufle des Ancêtres morts, Qui ne sont pas partis, Qui ne sont pas sous la Terre, Qui ne sont pas morts. »

 

Dr. Abou-Bakr A. Mashimango

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A
<br /> Salut JB,<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Je suis ravi de te lire. Connaissant l'Homme, je ne suis pas<br /> surpris de la pertinence de ton commentaire. C'est vrai, quand j'écrivais ce billet, il m'est venu la réflexion de savoir si la situation dans laquelle vivent les Hutu aujourd'hui n'est pas cet<br /> asservissement  que craignaient et nous avertissaient, à juste titre, les dirigeants de l'époque! Cela m'a également fait penser à l'histoire de Pisistrate que seul Solon, le vénérable<br /> législateur d'Athènes avait, seul contre tous, compris. Celui-ci (Solon) n'hésitait pas à mettre ses concitoyens en garde contre lui : « c'est votre  lâcheté qui fera votre malheur » avertissait-il ses concitoyens avant d'ajouter : «vous écoutez ses beaux discours et vous ne voyez pas ses actes. Vous vivez heureux en république, vous vous<br /> réveillerez un jour au pouvoir d'un tyran. »<br /> <br /> <br />  Mais le peuple d'Athènes était si naïf qu'il avait tombé sous<br /> le charme de Pisistrate: les artistes, les ouvriers agricoles, les bergers de montagne, les intellectuels, les philosophes, les historiens, les voyous... et même les « étrangers » avaient trouvé<br /> en lui un défenseur de leur cause. Il était si charlatan, si felin qu'un jour, il se renda à la place publique gardée par ses amis et cria : « on veut m'assassiner. Je réclame la garde » pour<br /> susciter la compassion de ses disciples. Avec des cris d'indignation, ses partisans crièrent au complot et votèrent pour la garde. Quelques mois après, Pisistrate, devena maître d'Athènes<br /> poussa ainsi Solon et quelques fidèles qui lui restaient à une retraite déséspérée. <br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> Merci Abou pour ce billet qui nous aiguille !<br /> <br /> <br /> Tu nous demandes de réagir, juste quelques idées de manière ramassée.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Tu nous dis « Cette propagande les rwandaises et les rwandais l'ont connu dans<br /> les 1990 lorsque le pouvoir de l’époque disait aux populations Hutu: « si les Tutsi reviennent au pouvoir, vous serez de nouveau<br /> asservis » !  certains diront que ce qui était craint arriva ! car  tu ajoute plus loin :« Aujourd’hui les Hutu vivent une situation<br /> dramatique : considérés tous comme des génocidaires, les Hutu doivent rester dans une situation de panique, qu’il leur est interdit ou impossible de décliner leur identité ethnique ; une<br /> condition de sous-homme, sans droit mais avec l’obligation de se soumettre »….. « conçus et élaborés pour atteindre des résultats politiciens et soumettre, par la répression et/ou l’oppression exercée à<br /> l’intérieur du pays, la population à une domination ».<br /> <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Vers la<br /> péroraison   tu dénonce à la fois le scandale causé par les prises de position  négationnistes  et un nettoyage<br /> ethno-identitaire par le savon d’ épuration mémorielle comme une politique au bord de la<br /> falaise  nous<br /> privant ainsi des repères patrimoniaux indispensables à construction de notre Nation voire du nationalisme au sens noble et originaire du terme comme opposition à<br /> la royauté. <br /> <br /> <br />  C’est savoureux de réentendre Ernest Renan sur cette affaire :« Une nation est une âme, un principe<br /> spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un<br /> riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne<br /> s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres<br /> nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée<br /> nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions<br /> essentielles pour être un peuple. . .. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que<br /> vous êtes » est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie » Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence faite à la Sorbonne, le 11 mars 1882, Ernest<br /> Renan<br /> <br /> <br />  Je suis d’accord avec Paul Ricoeur lorqu’il écrit que « Même si le passé n'est plus et si il ne peut être atteint<br /> que dans le présent du passé, c'est à dire à travers les traces du passé devenues documents pour l'historien, il reste que le passé a eu lieu » (Temps et récit, 1, 1983)<br /> .  D’où d’ailleurs la pertinence de la réflexion de Birago Diop que tu engage à juste titre.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Tu proposes enfin l’examen à nouveau frais le rôle des idées, des croyances avec comme postulat que les identités au Rwanda<br /> seraient des constructions psycho-sociopolitiques, issues d’un processus historique complexe. Je doit avouer effectivement que cette quête  nous échappe encore et peut être pour<br /> longtemps dans la mesure où elle se propose, non d'élaborer des modèles pour une manipulation des réalités, mais de reconstituer ces réalités mêmes, nécessairement vécues comme individuelles. Tu<br /> conjecture in fine et pour cause que «  ces identités sont sans cesse modelées et remodelées par des discours politico-idéologiques qui génèrent une compréhension partagée,<br /> assignant chaque rwandais une appartenance à la fois définie et ambiguë ».On dirait effectivement que cette histoire politique est indéniablement quasi fictive dès lors que la<br /> quasi-présence des événements placés "sous les yeux" du&nbs<br />
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