De l’échec de l’extrapolation de l’idéologie « étatique-nationale » en Afrique.

Publié le par MASHIMANGO

La dénonciation de l’échec de la construction de l’Etat en Afrique à partir du modèle occidental de l’Etat-nation est attestée par Bernard Badie et Pierre Birnbaum[1]. Soulignant le décalage entre le modèle importé et la réalité des sociétés africaines qui, probablement, nécessitaient un autre type d’organisation, Bertrand Badie réfute la thèse d’appropriation de l’Etat colonial par les Africains soutenue par Jean François Bayart[2], et attribue l’échec de la construction de l’Etat-nation en Afrique à ce qu’il appelle « l’occidentalisation forcée »[3] du monde. Celle-ci impose certes les règles universelles. Mais elle n’a pas su réconcilier l’Etat et autres modèles d’organisation des sociétés, car « s’il est légitime d’accréditer la thèse selon laquelle le modèle de l’Etat-nation est une création spécifique de l’Europe occidentale, il est logique de penser, dans le même esprit, que de vieilles civilisations situées hors du champ historique et culturel de l’Occident avaient inventé leur propre modèle d’Etat, différent de celui de l’Etat-nation » (Mwayila Tshiyembe), il faut préciser qu’« il a bel et bien existé un modèle plural de construction politique en Afrique, lequel modèle possède ses propres représentations d’une part, et peut constituer une alternative théorique et politique au modèle de l’Etat-nation, d’autre part » (Mwayila Tshiyembe).

 

               Si nous interrogeons les sociétés traditionnelles africaines, force est de constater que non seulement « les règles de l’utilisation du sol sont fixées par des coutumes aussi variées que complexes » (Armand Fremont), mais aussi l’installation des hommes et des femmes est largement conditionnée par le milieu naturel, sans pour autant qu’il y ait des limites naturelles.

 

               Avec la colonisation, la configuration des relations entre les individus, les familles, les tribus, les clans, les ethnies, les nations et les États ont changé de nature et pris une autre ampleur. Les référents culturels ont été modifiés par la confrontation avec d’autres référents liés à la colonisation qui imposa d’autres systèmes de valeurs d’où est né un syncrétisme aussi bien sur le plan culturel que normatif et structurel. D’où l’affirmation de Philippe Hugon : « les héritages coloniaux sont essentiels pour comprendre la géopolitique africaine actuelle. Le colonisateur a dessiné des frontières certes largement artificielles mais celles-ci sont apparues intangibles (…) »

 

               Les frontières ont donné aux identités africaines de significations nouvelles et entraîné une « redéfinition des structures de pouvoir » (Mwayila Tshiyembe). C’est ainsi que l'Afrique est devenue un empire morcelé. Comme on peut le constater dans la répartition des populations et des cultures, cette fragmentation a eu pour effet, d'un côté, de diviser des ensembles socioculturelles (ou groupes ethniques) qui présentent une certaine homogénéité et, de l'autre côté, regrouper dans un même espace territorial des populations qui ont des fortes différences entre elles au niveau de leur mode d'organisation, de leurs croyances et de leurs langues; des ethnies qui n'ont en commun que leur histoire coloniale. Ces regroupements ou divisions faites par les puissances coloniales n'ont pas été sans conséquences en Afrique: les colonisations française, britannique, portugaise, espagnole et italienne ont scindé les peuples africains et favorisé la création d'Etats qui ne correspondent nullement aux réalités nationales. Et, désormais, la citoyenneté ne peut s’exercer que dans les seules limites du territoire national. Or, celles-ci excluent certains membres de l’ethnie qui, pourtant, du même espace culturel, linguistique, historique, appartiennent à un autre Etat, lui-même, issu de ces frontières créées lors de la colonisation. Néanmoins, le maintien de ces frontières est apparu comme garantie pour la paix et la sécurité en Afrique. D'où la du principe d'intangibilité des frontières dans la Charte de l'OUA qui, dès son premier Sommet des Chefs d’Etat et des gouvernements (Caire, 1964), exprime son engagement à respecter les frontières exista au moment où ils ont accédé à l'indépendance et dans l'Acte Constitutif de l'Union Africaine signé à Lomé le 12 juillet 2000 qui, à son article 4 mentionne parmi ses 16 principes le respect des frontières existant au moment de l'accession à l'indépendance.

 

               Animées par la volonté d’acquérir des vastes territoires d’exploitation de matières premières, les puissances coloniales, lorsqu’elles se partageaient les territoires africains, ont fait fi des réalités sociologiques des sociétés africaines. Cette partition du continent en plusieurs entités territoriaux, non seulement elle a été à la base de création des Etats en Afrique selon le modèle européen d’organisation politique, mais aussi a exposé le continent à une multitude de problèmes, à savoir  s’insérer dans le système international, la gestion des conflits intrinsèques et transnationales liés à la tracée des frontières et au « caractère inachevé » (Ira William Zartmann) des Etats africains aussi bien sur le plan intérieur qu’international. A cela s’ajoute, bien sûr, le manque de légitimité qui caractérise les jeunes Etats africains. Alors « une crise de légitimité affectait les premiers gouvernements, qui étaient soit des dictatures de droit, soit des dictatures de fait caractérisées par le clientélisme, la corruption, l’apolitisme, et la peur comme fondement de l’autorité »[4]. Cependant, au-delà des aspects particuliers à l’Afrique, il faut souligner que l’histoire de création des Etats dans le monde évoque toujours des conflits pour la consolidation de l’Etat. De l’Etat-nation à « l’Etat-fonction »[5], l’Etat en tant que forme d’organisation et d’encadrement de la vie de la société a toujours engendré des violents conflits. Gaston Bouthoul l’affirme en ces termes : « les guerres continuent d’être un fléau jusqu’à présent inséparable de toutes les formes de l’Etat » (Gaston Bouthoul). A cet égard, le phénomène belligène de l’Afrique ne doit pas exclusivement être perçu comme conséquence de « l’Etat importé »[6] ou de sa mauvaise « greffe »[7] dans les sociétés non européennes. Cette analyse ne tient pas compte de l’histoire de la construction de l’Etat dans le monde : elle ne suffit pas pour épuiser les dynamiques sociopolitiques de la création de l’Etat.  

 

               Certes, les conceptions sociopolitiques peuvent diverger des perceptions géopolitiques. Néanmoins, avec un peu de recul dans l’analyse des causes profondes des conflits armés en Afrique, il n’est pas aberrant d’accuser la création des Etats en Afrique. En effet, faute de moyens pour construire une véritable politique de sécurité et afin de consolider leur pouvoir, assurer l’intégrité du territoire hérité de la colonisation, les politiques africaines, en compétition pour le pouvoir, entretiennent « une culture politique de la violence » (Mwayila Tshiyembe) aussi bien à l’intérieur du territoire national qu’en dehors des frontières territoriales. C’est ainsi que les différents groupes sociaux, jadis alliés parce qu’ils avaient un ennemi commun (le colonisateur), se retournent les armes alléguant l’illégitimité du pouvoir en place. Sur le plan interétatique, la délimitation approximative des territoires étatiques africains n’est pas une source négligeable des conflits armés, du moins une raison officielle. Bien que les Etats africains (en tout cas presque) ont, dès leur accession à l’indépendance, adopté le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation (Charte de l’OUA et Acte Constitutif de l’Union), l’observation dans la durée montre que le tracé des frontières nationales suscite souvent des controverses et que les litiges de démarcation entre les Etats à l’intérieur du continent sont plus d’un. Cela étant, il faut avouer que les représentations de la frontière varient en fonction des changements des contextes politiques, économiques et sociaux. Aussi, les frontières sont-elles à la base des conflits latents et/ou ouverts : les conflits entre le Ghana et ses voisins de la Côte d’Ivoire et du Togo, entre le Bénin (ancien Dahomey) et le Niger pour l’île de Leté, entre le Maroc et ses voisins de la Mauritanie et de l’Algérie, entre la Tunisie et la Jamahiriya Arabe Libyenne, entre la Guinée Bissau et le Sénégal, entre le Cameroun et le Nigeria, entre l’Ethiopie et l’Erythrée… expriment avec éloquence la récurrence du problème.

 

               Toutefois, en dépit de cette domination coloniale, la nature des sociétés de l’Afrique demeure plurinationale. Les nations précoloniales qui furent marqueurs identitaires de ces entités territoriales multinationales, survécurent malgré leur morcellement et leur éparpillement sur plusieurs Etats. D’où, la distinction entre la nation juridique « Etat » et la nation sociopolitique dite « ethnie ». Celle-ci procède à la fois d’une communauté de caractères (langues, lien de sang, religion, histoire commune) et d’une volonté de vivre ensemble attestée. Elle représente le soubassement de la nationalité d’origine, dont l’Etat postcolonial se limite à constater l’existence.  Avec l’effondrement de l’URSS et malgré les appareils d’Etat qui, pendant longtemps ont réprimé avec véhémence les revendications ethniques – comme toutes les autres formes de contestation politique d’ailleurs – et avec l’approfondissement de la crise économique, la problématique des nationalités brimées et des minorités insoumises refait surface comme un enjeu des confrontations politiques. Les mouvements identitaires (ethniques, religieux…) ou nationalistes viennent combler le vide politique créé par la « désintégration d’Etats »[8] avec comme conséquences les confrontations identitaires. Internes au départ, ces conflits alimentent, par la suite, les antagonismes interétatiques. D’où l’interrogation de Charles Zorgbibe : « Par-delà leurs traits permanents, les guerres civiles semblaient avoir pris une signification nouvelle dans le contexte de la guerre froide. La guerre civile ''classique'' était un conflit essentiellement interne à incidences internationales limitées ; la guerre civile ''moderne'' devenait le reflet de conflits internationaux généraux. (..). Sans doute cette utilisation du concept de guerre civile était-elle encore trop partielle. Dans l'enclos planétaire, au-delà de leur nature formelle, guerre civile ou internationale, la plupart des conflits sont, d'abord, des conflits de légitimité. Pourquoi ne pas qualifier de guerre civile transnationale tout état du système international caractérisé par l’entrecroisement des luttes civiles et des conflits interétatiques » ?[9] 

 



[1] Bernard BADIE et Pierre BIRNBAUM, La sociologie de l’Etat, Paris, Grasset, 1982, pp. 160-166.

[2] Jean François BAYART, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

[3] Bernard BADIE, L’Etat importé, Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, pp. 9-12 et 315.

[4] Mwayila TSHIYEMBE, «  L’Afrique des Grands Lacs redessinée », in Les Convulsions du Monde, Le Monde Diplomatique, Manière de voir 43, janv. – fév. 1999, pp. 78-80.

[5] Constantin PHILIP & Panayotis SOLDATOS, Au-delà et en deçà de l’Etat-nation : l’Etat « perforé » par l’interdépendance-intégration et éclaté par l’activation d’acteurs sous-nationaux, Bruxelles, Bruylant, 1996, p. 15.

[6] Bertrand BADIE, op. cit., Paris, Fayard, 1992.

[7] Jean-François BAYART (dir.), La greffe de l’Etat, Paris, Karthala, 1996.

[8] Ira William ZARTMAN, L’effondrement de l’Etat. Désintégration et restauration du pouvoir légitime, trad. de l’américain par Brigitte Delorme, Manille, Nouveaux Horizons, 1997.

[9] Charles ZORGBIBE, L’avenir de la sécurité internationale, Paris, Presses des Sciences Politiques, 2003, p. 9.

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