Pour un traité de polémologie de la crise Centrafricaine
Le Centrafrique, avec les conditions de vie des populations caractérisées par la pauvreté et la misère excessives, est devenu le théâtre de nombreux conflits qu’il constitue un champ de recherche pour le développement des connaissances sur les « nouvelles figures de la guerre » (Pascal Hintermeyer et Patrick Schmoll, 2005).
De l’Oubangui à la Centrafrique (Marie-Christine & Bernard Lachèse ; 2015), l’histoire sociopolitique de l’Oubangui-Chari, pays qui n’existait pas (Jean-Pierre Turquoi, 2017) avant 1939 est celui des « guerres nomades » (Michel Galy, 2008). C’est-à-dire des guerres qui ne sont ni actives ni inactives sur toute l’étendue du pays ; guerres qui, sur un même théâtre, certains villages connaissent une accalmie relative alors que, en concomitance, les combats sont intenses dans d’autres portions du territoire. Ces guerres ont profondément modifié l’expérience de la guerre, développé des formes variées de conduite des hostilités et complexifié la nature et les mobiles de la bellicité ainsi que la forme d’engagement des acteurs. Ce ne sont ni des guerres interétatiques ni des guerres civiles, deux caractéristiques principales de l’activité belliqueuse dans les sociétés en Etats. C’est, en revanche, une forme d’« anarchies équilibrées » (Hubert Deschamps, 1978). Autrement dit, des guerres de clans, des guerres identitaires, mais surtout des guerres de prédation ou de jacqueries (Pascal Chaigneau, 2002 ; Colette Braeckman, 2003 ; Valérie Dupont, 2011), caractérisées par des pics de violences meurtrières très variables contre les populations civiles.
De l’analyse descriptive, relationnelle et causale, il faut examiner l’escalade des violences en passant en revue les faits divers afin d’établir leurs rapports avec les enjeux et les acteurs concernés, la composition des variables, ainsi que la détermination des forces d’attraction qui conduisent à la rupture de la paix.
C’est cette lecture que propose le projet de traité de polémologie de la crise centrafricaine. La question est surtout de savoir comment « penser Paix » en RCA lorsque les violences évoluent dans le temps et dans l’espace, lorsque la mise en valeur inégale des territoires a contribué au marquage et au maintien des frontières symboliques et développé ainsi des « attachements de type primordiaux et sociobiologiques » (Abou-Bakr Mashimango, 2013) comme marqueur de la bellicité. Il faudra donc examiner les éléments structurants de la violence armée dans la multiplicité de ses manifestations singulières dans les « zones grises » ou « arc de crise » (Philippe Boulanger, 2011) interne à la RCA et traiter la violence armée de la RCA comme une « institution destructrice » (Gaston Bouthoul, 1991). Il faut également disséquer les fonctions des conflits armés en RCA. Autrement dit, il s’agit d’analyser les violences armées en RCA au travers des marasmes sociaux ainsi que la vulnérabilité générale qui frappe le pays ou à la quasi-inexistence des structures étatiques.
Le projet de traité polémologique de la crise centrafricaine est donc une réflexion transversale approfondie sur la crise centrafricaine dans toutes ses manifestations diverses et variées ; ses variabilités, fluctuations, oscillations, évolutions et transformations. C’est une réflexion qui insiste sur plusieurs unités d’analyses et combine plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales – une analyse interdisciplinaire – et par laquelle « on aboutira à un véritable pacifisme fonctionnel » (Gaston Bouthoul, 1970, p. 539). C’est une analyse des causes profondes et immédiates de la bellicité en RCA, qu’elles soient structurelles (distribution inégalitaire du pouvoir, ethnicité, défaillance de l’Etat, …) ou conjoncturelles (absence de victoire militaire, ingérences extérieures, rôle des matières premières, etc.) dans la perspective d’une paix durable. C’est aussi un questionnement sur les modèles classiquement adoptés dans des situations catastrophiques comme celle de la RCA qui achemineraient vers des massacres ou, selon certaines réflexions, au génocide. Bref, ce traité C’est la traduction d’une volonté d’analyse qui, au-delà de la description et de l’interprétation détachée des faits, prend en considération des solidarités et des relations autres qu’étatiques dans la façon de penser la problématique de la paix et de la guerre ; et pose la question des attracteurs qui attirent tous vers « l’offensive à outrance qui achemine à la brutalité guerrière » (Abou-Bakr Mashimango, 2012) en vue d’une discussion sur la « Guerre civile » (Jean Pierre Derriennic, 2001) centrafricaine. Il s’agit d’aborder la conflictualité en tenant compte de la trajectoire particulière d’un pays où les réalités locales coexistent, de manière à la fois concordante et contradictoire, avec des logiques géopolitiques externes ; d’analyser les risques de rupture de la paix selon une approche globale ou intégrée qui consiste en la reconnaissance du caractère multidimensionnel que peut prendre la crise.
Néanmoins, il faudra reconnaître que les crises politico-militaires de Centrafrique participent de la « polarisation duelle » (Peter Wallerstein, 1994 ; Alex P. Schmid & Bertho Jongman, 1994, 1995) et d’une justification imaginaire des communautés qui, pour exister, estiment qu’ils doivent se défendre. Encore, faut-il savoir comment cette justification imaginaire se construit-elle et quelle serait son influence dans la construction de la belligérance en Centrafrique. De l’esclavage à la « Postcolonie » (Achille Mbembe, 2000), un bref aperçu historique permet d’appréhender la crise centrafricaine dans toute sa variabilité et complexité géopolitiques ; sachant que la crise centrafricaine s’est développée selon des mécanismes autonomes et incontrôlés. Autrement dit, selon des mécanismes liés à la fois au sous-développement, à la fragmentation de l’espace national non contrôlée par l’Etat, à des modes spécifiques d’insertion dans la mondialisation et aux phénomènes transnationaux, tels que la transhumance transfrontalière, le trafic d’armes, la criminalité transfrontalière liée à la porosité des frontières étatiques, etc.
De ce constat, il résulte des questionnements nouveaux portés par l’apport de la polémologie et de l’irénologie, lesquelles interrogations exigent une réinvention permanente de la compréhension des « interdépendances complexes » (Robert Keohane et Joseph Nye, 1977) entre acteurs et facteurs du « phénomène guerre » (Gaston Bouthoul, 1962) en République Centrafricaine. D’où la nécessité d’un regard interdisciplinaire qui, pour une compréhension enrichie et partagée de la bellicité, combine des considérations sociologiques, philosophiques, historiques, géographiques, culturelles, juridiques, mathématiques (logiques, probabilités, statistiques…). Et ce, à partir des réflexions théoriques développées par Gaston Bouthoul et Julien Freund[1].
[1] En 1940, Gaston Bouthoul, pour faire un distinguo entre les sciences pratiquées dans les académies militaires et celles de la sociologie de la guerre, inaugure l’étude scientifique des conflits sous le nom de Polémologie, un néologisme composé de polemos (conflit, guerre) et logos (étude, science). En 1945, en partenariat avec Louise Weiss, Gaston Bouthoul, père du Collège de sociologie, fonde l’Institut de polémologie dont il sera président. Ce qui permettra de créer deux revues que sont Guerres et Paix et Etudes polémologiques.
Pour Gaston Bouthoul la Polémologie est une « (...) étude objective et scientifique des guerres en tant que phénomène social susceptible d’être observé comme tout autre ». Il s’agit de traiter la guerre, « (...) suivant la formule durkheimienne – “comme une chose (...)” » ou avec le « sang-froid » que requiert toute expérience, toute analyse ». Partant de la même démarche sociologique que Gaston Bouthoul, Julien Freund, quant à lui, entend par « la polémologie non point la science de la guerre et de la paix, mais la science générale du conflit au sens du polemos héraclitéen ». Il s’agit de penser la guerre hors des oripeaux idéologiques, la décrire et chercher ses constantes, non pour l’éradiquer, ce n’est pas possible, mais peut-être pour lui trouver des substituts moins sanglants, ou encore pour progresser dans la compréhension des phénomènes humains. L’erreur serait donc de considérer la polémologie comme une stratégie guerrière ou comme une expertise de l’art de la guerre. C’est tout simplement la description du « phénomène guerre » pour essayer de le comprendre.