Du droit au devoir d’ingérence humanitaire: interroger les évidences morales de l’action humanitaire
Abstract : L’action humanitaire est devenue l'une des plus importantes interventions internationales de ce siècle à cause de la multiplication des conflits armés et de la dégradation de l’environnement. Cependant, la question est de savoir si l’action humanitaire ne constitueraient pas un obstacle pour l’indépendance des populations et, de ce fait, une épreuve pour les pays où elle est inscrite, sachant que toute action sociale et humaine doit nécessairement présenter une symétrie. Comment la communauté internationale a-t-elle créé un régime cohérent et complet de l’action humanitaire et de la solidarité internationale dont la valeur morale qu’est celle d’alléger les souffrances des populations en détresse est incontestable et incontestée ? Tel est l’objet de cet article : disséquer les fondements et les enjeux de l’action humanitaire ; engager une discussion sur les principes généraux, les politiques et les directives opérationnelles de l’action humanitaire ; et interroger les évidences morales que signifierait l’action humanitaire.
Introduction
La philosophie du DIH remonte très loin dans l’histoire. En 2000 av. J.C., Hammourabi avait déjà établi tout un code dans lequel il annonce que le fort ne doit pas opprimer le faible et dispose le droit des réfugiés. On retrouve également le DIH dans la civilisation indienne (Mâhâbhârata), nipponne (Bushido), au Moyen-âge avec la Chevalerie (les règles de la guerre, limitation des moyens et méthodes de la guerre), dans l’Islam, le christianisme, etc. Mais c’est à partir de 1862, avec la naissance de la Croix-Rouge, que l’action humanitaire a connu son apogée. C’est à l’issue de la guerre entre Français et Autrichiens à Solferino en 1859 que Henri Dunant, dans « Un souvenir de Solferino »[1], a éveillé les consciences, secoué les conformismes et remis l’humanité sur le chemin de l’espoir. Outre la description et les souvenirs de la bataille (acte générateur de l’action humanitaire), Henry Dunant préconise la création des équipes de secours aux blessés sans aucune distinction. C’est cette préconisation qui aboutira à la création d’une organisation humanitaire mondiale et permanente qu’est la Croix-Rouge, dont les principes sont directement issus de l’expérience de Solferino et scellent toute forme d’action humanitaire : la défense de la dignité humaine.
A la première guerre mondiale, la Société Des Nations (SDN), pour répondre à la question des mouvements des réfugiés, a instauré un système de protection internationale des personnes affectées par les conflits armés et/ou catastrophes naturelles et mis en place les programmes de protection et d'assistance des personnes. Désormais, à chaque grande crise, une machine humanitaire est mise en place : les organismes internationaux, gouvernementaux et non gouvernementaux, au premier rang desquels se positionne le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), s’activent pour protéger et porter assistance aux populations affectées. Ils envoient des missions exploratoires, négocient avec les autorités des pays en crise, organisent l'aide humanitaire, déterminent les moyens techniques et humains à mettre en œuvre afin de protéger les populations affectées par la crise. Cette assistance est considérée comme une forme de protection des droits de l'homme, dans le sens où chacun, conformément aux différents instruments internationaux de protection des droits de l'homme, a le droit d'être à l'abri, de manger, d’être soigné, etc.
En effet, l’action humanitaire ne peut être appréhendée qu’au travers le droit international humanitaire (DIH) ou droit des conflits armés. C’est-à-dire les quatre conventions de Genève de 1949 et ses protocoles additionnels de 1977 et 2005; la Convention de Genève de 1951 relatif au statut des réfugiés et le protocole de New-York de 1967; la Convention de 1954 relative à la protection des biens culturels, etc. Ces textes énoncent les règles fondamentales visant à protéger la population civile victime de conflits armés et les personnes hors de combat, telles que les blessés, les malades, les naufragés, les prisonniers de guerre. Ils interdisent aussi les méthodes et les moyens de guerre causant des souffrances et des blessures inutiles. En 1968, pendant la guerre de Biafra, l’action l'humanitaire a connu d'énormes ruptures : envoyés par la Croix-Rouge française, Bernard Kouchner et Xavier Emmanuelli, contrairement aux engagements de la Croix-Rouge, décidèrent de témoigner et de sensibiliser l'opinion publique afin de déclencher une réaction immédiate. Cette révolution donna naissance de Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971. Ce qui créa, en 1980, une émergence consistante de nombreuses organisations non gouvernementales réunissant différents corps de métiers : médecins, pharmaciens, ingénieurs, professeurs, avocats, juristes, vétérinaires, marins, sportifs, etc.
Mais qu’entendons-nous par l’humanitaire ? Principes généraux, politiques humanitaires et directives opérationnelles
L'humanitaire est une activité qui vise à porter secours en pays étrangers, mais aussi sur le territoire national, aux populations affectées par les conflits armés et/ou les catastrophes dites « naturelles ». Le dictionnaire Petit Robert (2009, p. 1257) définit l’humanitaire comme étant toute action philanthropique qui intervient pour sauver des vies humaines, soulager les populations dans une situation d’urgence (conflit, catastrophe). A la différence des autres formes de solidarité, l'action humanitaire ne prétend pas transformer les sociétés : elle consiste à aider les populations affectées par la crise, à atténuer les souffrances et à préserver la dignité humaine selon des principes théoriques généraux (a), des politiques humanitaires et des directives opérationnelles (b).
Principes théoriques généraux
A l’instar de toutes les disciplines de sciences sociales et humaines, l’humanitaire est guidée par des principes théoriques, lesquels principes relèvent du droit et des relations internationales et aux premiers desquels se rangent le droit international humanitaire (DIH), le droit international des droits de l'homme (DIDH), ainsi que les mécanismes de fonctionnement des organisations internationales.
Le DIH s’applique pendant les conflits armés (en période de guerre) sans se soucier des motifs de la guerre. Il s’appelle également droit de conflits armés ou droit de la guerre. En période de paix c’est le droit international des droits de l’Homme (DIDH) qui s’applique. La guerre étant inévitable, le DIH consiste à l’humaniser plutôt que de l’interdire. Tel que consigné principalement dans les quatre coinventions de Genève du 12 août 1949, le DIH sert de loi cadre aux actions humanitaires. Il est structuré de la fusion en 1977 du droit de Genève (les personnes protégées) et du droit de La Haye (les droits et les devoirs relatifs à la conduite des hostilités : la distinction entre les objectifs militaires et civils, la notion de la proportion, la précaution et la limite des méthodes et moyens de guerre) et offre une protection spécifique à certaines catégories de victimes, à savoir : les blessés et les malades dans les forces armées en campagne (Convention I) ; les blessés, les malades et les naufragés des forces armées sur mer (Convention II) ; les prisonniers de guerre (Convention III) ; la population civile : les femmes, les enfants, les déplacés internes, les réfugiés, les disparus… toutes les victimes et personnes vulnérables (Convention IV). C’est l’article 3 commun à toutes les 4 conventions de Genève de 1949 qui s’applique aux conflits armés non internationaux. Il énonce un minimum de traitement humain pour les non-combattants, à savoir : l’interdiction des atteintes à la vie et à l’intégrité physique des personnes ; l’interdiction de prises d’otages ; l’interdiction des atteintes à la dignité des personnes, autrement dit interdiction des traitements inhumains et dégradants ; interdiction des exécutions sommaires et extra-judiciaires. Ces textes de droit international prennent le pas sur le droit national et s’imposent aux Etats.
La protection qu’offrent le DIH et le DIDH est à la fois juridique, politique et socio-économique.
- Juridique parce qu’elle se conforme aux accords internationaux (les Conventions de 1949 et protocoles additionnels de 1977 et 2005, ainsi que la Convention de 1951). En dehors du cadre fixé par les Conventions de Genève et ses Protocoles (I et II), le Droit international autorise le CICR d’intervenir en cas de troubles et tensions internes. Ce principe est appelé : « droit d'initiative humanitaire ». En effet, malgré l’évolution et la transformation des formes des guerres dues à la révolution dans les affaires militaires (RAM) et aux avancées technologiques actuelles, les populations civiles demeurent malheureusement des principales victimes et, souvent, l'enjeu même de la guerre. Elles sont devenues la cible directe de conflits armés (extermination, viols, génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité) et/ou victimes indirectes (famines, maladies, bouclier humain, exil et déplacements, …). Dans son article « There must Be Accountability for East Timor’s Ordeal », publié dans International Herald Tribune, Mary Robinson, ancienne présidente d’Irlande (1990–1997) et ancien Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme (1997-2002), souligne cette dégénérescence caractérisée du comportement des combattants envers les non-combattants en ces termes : « De nos jours, les civils ne sont plus simplement des victimes ; ils sont considérés comme des engins de guerre. Affamer, terroriser, tuer ou violer les civils est de “bonne guerre”. Le sexe et l’âge ne protègent pas ; en effet, les femmes, les enfants et les personnes âgées sont souvent les plus exposés »[2]. Pourtant, même en situation de conflits armés, le DIH prévoit les règles de conduites des hostilités qui protègent les populations civiles et limitent les conséquences. Et cela apparaît dans les deux Conventions de Genève, notamment dans l’article 75 du Protocole I qui dispose : « Dans la mesure où elles sont affectées par une situation visée à l'article premier du présent Protocole, les personnes qui sont au pouvoir d'une Partie au conflit et qui ne bénéficient pas d'un traitement plus favorable en vertu des Conventions et du présent Protocole seront traitées avec humanité en toutes circonstances et bénéficieront au moins des protections prévues par le présent article sans aucune distinction de caractère défavorable fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou la croyance, les opinions politiques ou autres, l'origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou une autre situation, ou tout autre critère analogue. Chacune des Parties respectera la personne, l'honneur, les convictions et les pratiques religieuses de toutes ces personnes »[3]. De ce postulat, trois principes se dégagent : le principe d’inviolabilité (droit au respect de la vie de toute personne non-combattante, des attributs inséparables de sa personnalité et de son intégralité physique) ; le principe de non-discrimination (les individus doivent être traités sans aucune discrimination de race, de sexe, d’origine, de croyance, etc.) ; et le principe d’humanité et de protection (qui implique droit à la sûreté de la personne ; c’est-à-dire, nul ne peut être responsable d’un acte qu’il n’a pas commis et, par conséquent, sont interdits les représailles, les peines collectives, les prises d’otage, les déportations, etc. Chacun doit pouvoir bénéficier de garanties judiciaires). Il importe alors de redoubler d’efforts pour que ces principes soient respectés et effectivement appliqués par toutes les parties et dans toutes les situations. Cependant, la nouvelle nature des conflits armés, qui implique notamment plusieurs acteurs non-étatiques et de nouvelles méthodes de combat, pose de nouveaux défis à l’application et à la mise en œuvre de ces principes. De ce fait, la question de la protection des civils devient de plus en plus politique. D’où sa présence dans des délibérations et décisions du conseil de sécurité, lesquelles délibérations donnent lieu à des décisions/résolutions destinées à améliorer la situation d’hommes, femmes, enfants et autres personnes vulnérables touchés par les horreurs et les atrocités des conflits armés.
- Politique parce que respecter et promouvoir l’application du DIH et du DIDH sont des devoirs indispensables de tous les Etats qui ont ratifié les conventions. C’est aux États, en tant qu’acteurs incontournables des relations internationales, qu’incombe la responsabilité de respecter et faire respecter les droits de l’homme; la responsabilité de protéger les populations contre les abus des tiers; et la responsabilité de garantir et de donner effet en créant les conditions nécessaires à la jouissance réelle d’une garantie de droits humains. Des différentes actions politiques ont été initiées et des nombreuses activités menées afin de renforcer le DIH et, ainsi, l’action humanitaire. Il s’agit notamment de la convocation des conférences diplomatiques qui ont conduit à l’adoption des deux premiers Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1977, ainsi qu’au troisième Protocole additionnel de 2005 consacrant le Cristal Rouge comme emblème supplémentaire aux côtés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Nous citons également en guise d’exemple le grand rassemblement historique de Chefs d’Etat et de gouvernement de 2005 à l’issu duquel les Etats membres de l’ONU ont adopté un document qui accorde à la communauté internationale, en particulier le conseil de sécurité, « la responsabilité de protéger » les populations civiles lorsqu’un Etat se montre incapable ou non désireux de protéger sa population face aux crimes les plus graves (Paragraphes 138 et 139 du document final du Sommet mondial de 2005). Lors de ce rassemblement, les membres de l’ONU ont également reconnu que c’est à chaque État qu’incombe le devoir de protéger sa population contre les cas de génocides, crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité. Ils (les Chefs d'Etat et de gouvernement) soulignent que c’est à la communauté internationale, dans le cadre de l’ONU, à qui revient la responsabilité subsidiaire d’assurer la protection contre ces crimes cités. L’accent a été mis sur la prévention, y compris l’interdiction de l’incitation à les commettre, par les moyens nécessaires et appropriés, tout en rappelant que dans les cas les plus graves, la responsabilité de protéger de la communauté internationale peut prendre la forme d’une intervention militaire coercitive, décidée par le Conseil de sécurité, sous chapitre VII de la Charte de l’ONU. La communauté internationale doit, si nécessaire, encourager et aider les États à s’acquitter de cette responsabilité et aider l’ONU à mettre en place un dispositif d’alerte rapide. Une autre initiative d’envergure a été lancée en 2006. Elle vise à promouvoir un meilleur respect du DIH et des droits humains par les Etats et les compagnies militaires et de sécurité privée opérant en situations de conflits armés. C’est dans cette optique qu’a été adoptée en septembre 2008 par 17 Etats le document de Montreux. Ce texte clarifie le droit applicable aux compagnies militaires et de sécurité privée et définit les bonnes pratiques pour aider les Etats à remplir leurs obligations au travers de mesures législatives et administratives appropriées.
- Socioéconomique, parce que l’action humanitaire, outre le fait de d’apporter assistance aux populations affectées, elle doit également favoriser le relèvement et le redressement socioéconomique. Le but étant de remplacer progressivement l’aide humanitaire par des activités de développement à moyen et long terme qui supposent la restauration des fonctions élémentaires de la vie locale, de celle des bénéficiaires, conformément aux 17 objectifs de développement durable (ODD). De ce fait, sur base d’une évaluation détaillée et conjointe, les financements humanitaires sont repartis à proportion des besoins exprimés de commun accord entre les États concernés et les bailleurs de fonds sous forme d’accords bilatéraux ou multilatéraux. Ainsi dit, les pays affectés en étroite collaboration avec la communauté internationale, mobilisent les ressources financières, matérielles et humaines en vertu de l’obligation qui incombe à tous de sauvegarder les vies humaines.
Tout bien considéré, une question mérite d’être élucidée : comment arriver au consensus de part et d’autre dans une situation de conflits dans laquelle chaque intervenant protège directement ou indirectement ses intérêts ? Il est tout aussi important d'accorder aux problèmes humanitaires une attention immédiate lors des négociations sur les accords de paix globale que lors des missions de maintien de la paix. D’autant plus que l'action humanitaire est exploitée et détournée par des parties en conflits qui, par ailleurs, n'entendent pas respecter les principes humanitaires internationaux et ne sont que disposées à faire échouer cette action pour promouvoir leurs propres intérêts politiques. Aussi, faut-il souligner que dans le domaine de l’humanitaire, les Etats en crise ne sont pas toujours souverains et, parfois, perdent leur légitimité, car responsables des actes de violation grave de DIDH et DIH commis sur leur territoire. D’où l’importance des directives opérationnelles.
Les politiques humanitaires et directives opérationnelles
L’action humanitaire obéit à un code de conduite auquel sont soumis tous les acteurs humanitaires, qu’ils soient professionnels ou volontaires. Ce code garantit la mise en œuvre des principes humanitaires et de redevabilité "accountability", ainsi que le respect des directives opérationnelles comme la coordination d’actions humanitaires par UNOCHA, la liberté d’accès, la sécurité des humanitaires, des programmes et des biens humanitaires. Le postulat est que l’action humanitaire est menée pour le respect de la dignité humaine. Cet aspect est très fondamental. Il implique la protection et l’assistance, deux grands volets de l’action humanitaire.
La protection consiste mettre à l'abri les personnes affectées contre soit une attaque éventuelle, soit de mauvais traitements, et à satisfaire à leur besoin de sécurité et de première nécessité. Il s'agit de veiller à l'application des règles humanitaires de base et assister les personnes que le droit protège afin qu'elles ne meurent, qu'elles ne soient pas maltraitées, qu'elles ne disparaissent pas, qu'elles ne soient pas attaquées. C’est la base même de toute intervention humanitaire. Elle consiste en la protection et la promotion des droits de l’homme. Elle ne se limite pas uniquement à des situations d’urgence. Elle s’inscrit également dans la durée, envisage des solutions durables pour résoudre définitivement la crise, notamment par des programmes de relèvement et de développement. Toutefois, il faut reconnaître que la durabilité de l’action humanitaire est fondée sur les réalités ou spécificités locales. Cette durabilité vise à consolider les ressources et les mécanismes locaux disponibles pour un meilleur renforcement des capacités, en vue de prévenir la survenance de crises et situations d’urgence futures. De ce point de vue, non seulement l’assistance locale est ciblée, mais aussi il faut mener des opérations appropriées, conformément aux besoins préalablement évalués par les acteurs concernés, y compris les autorités locales et les populations bénéficiaires. De ces modes opératoires, on peut augurer que, au-delà de l'aide directe, l’action humanitaire contribue à la reconstruction des structures socio-économiques des Etats affectés.
Quant à l’aide, elle implique la mobilisation tout à la fois des acteurs aussi bien étatiques que non étatiques (les citoyens, associations caritatives, les entreprises) sous forme de solidarité internationale qui place l’humain au centre de l’action. La question se pose non pas sur le rôle de ces « grands acteurs financiers sociaux » que sont les bailleurs, moteurs de cet humanisme et de cette solidarité entre les peuples, mais sur leurs motivations. Cette interrogation se justifie par des considérations géopolitiques et stratégiques. Ce qui conduit à relativiser la valeur morale que comporterait le rapport asymétrique de l’action humanitaire, à interroger les évidences morales de l'aide humanitaire. Nous pensons que le respect de la générosité des intentions ne doit pas interdire l’observation de la mise en œuvre de l’action humanitaire et de ses effets reconnus. Nous citons, à titre d’exemple, les dérives politiques ou économiques qu’entraine l’action humanitaire : les détournements d’aides et d’objectifs par les Etats et/ou autres acteurs locaux, l’esprit de dépendance et d’assistanat des Etats et des populations bénéficiaires.
En effet, depuis 1980, le monde de l'humanitaire et de la solidarité internationale est en mutation. Désormais, l'action l’humanitaire n’échappe plus à la connaissance de la sociologie, de la géopolitique, des relations internationales, de la géographie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de la politique, de la psychologie, etc. Interdisciplinaires, les réponses de l’action humanitaire face à des situations de crises exigent des connaissances et des compétences générales et spécifiques, particulièrement la connaissance des mécanismes de fonctionnement des organisations nationales et internationales, notamment : les relations bailleurs, la communication, le plaidoyer, la diplomatie, le droit, la sociologie politique, la géopolitique, les finances, etc. Ainsi dit, l’action humanitaire n’est donc pas apolitique. C’est, en revanche, une des branches des sciences sociales et humaines qui s’inscrit dans des champs des études politiques, des relations internationales, de sécurité et de défense. Les « bailleurs » étant des Etats ou des institutions de politique étrangère des puissances occidentales (OFDA et USAID pour les USA; DFID pour le Royaume Uni de Grande-Bretagne; ECHO et FED pour l'Union Européenne; AFD, CDCS, CIAA pour la France; GIZ pour l'Allemagne; ROSSOTRUDNICHESTVO pour la Russie; CIDCA pour la Chine, etc.), l’action humanitaire est la « marchandise morale » vendue par des organisations non gouvernementales (ONG) qui, par et à travers des actions philanthropiques, « blanchissent » les stratégies politiques et d’influence des grandes puissances : une « impureté » non condamnable certes au vu de son importance dans l'atténuation des souffrances humaines, mais qui mérite un regard critique. Quand bien même l’action humanitaire supposerait l’universalisme des droits de l’homme, elle n’aurait pas pour autant l’« angélisme » qu’on lui prétendrait. Et ce, d’autant plus qu’elle est l’incarnation même du droit qui, au fil du temps, est devenu devoir d’ingérence humanitaire.
L’ingérence comme condition de l’action humanitaire
Le postulat est que l’action humanitaire résulte des menaces à la sécurité sociétale. Elle suppose donc la "construction des victimes". Par conséquent, toute analyse de l’action humanitaire comporte:
- une dimension morale liée à l’universalité des droits de l’homme, une aspiration qui, par sa propre logique, s’affirme incontestable et incontestée ; et
- une dimension à la fois biologique (épidémie ou pandémie), naturelle (catastrophes liées à la détérioration de l’environnement : inondations, séisme, irruptions volcaniques…) et sociopolitique (conflits, violences, guerres).
L’interrogation porte sur le processus par l’intermédiaire duquel l’on affirme qu’un groupe est menacé, qu'un pays mérite une assistance, qu'une population doit-être aidée et protéger. Et qui décide(nt) ? Ce qui n’est pas sans conséquences sur les principes caractéristiques des relations internationales, à savoir : la souveraineté, la sécurité et la territorialité des Etats dont le droit, voire le devoir d’ingérence, est apparu comme la nouvelle donne des relations internationales. Ce qui, aux termes de Bertrand Badie, dénote la déchéance même du concept de « souveraineté »[4]. Mais ce n’est pas seulement la souveraineté des Etats qui est affectée par l’action humanitaire. Sont également concernés le concept « légitimité » et le principe de « non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats » (Charte de Nations Unies, article 2)[5]. A cela s’ajoute la construction de la victime[6], sachant que cette dernière est décidée par des acteurs politiques qui, conformément à leurs intérêts et aux choix géopolitiques, stratégiques, sécuritaires sélectifs, jugent nécessaire le secours aux victimes selon des choix techniques, logistiques et financières bien déterminés.
Incarnation même de l’Etat et « compétences des compétences » (Komepentez – Kompentez), selon Georg Jellinek[7], la souveraineté est d'abord un principe juridique, difficile à cerner jamais absolu, admis par l’ensemble de la communauté internationale et créé pour permettre la coexistence des Etats, des nations, et éviter les agressions, dans le souci de sauvegarder la paix et la sécurité internationales. Théoriquement, elle est géographiquement limitée. Son pouvoir s’arrête aux confins territoriales internationalement reconnus. Mais il faut surtout mentionner que ce n’est pas la souveraineté à proprement parler qui, essentiellement, caractérise l’Etat. C’est plutôt la puissance étatique, la puissance de commandement. En conséquence, un Etat peut ne pas être souverain, s’il n’est pas une puissance. Le raisonnement syllogistique définit l’Etat comme une personne morale de droit public qui personnifie la nation à l’intérieur et à l’extérieur du pays dont elle assure l’administration. Ce qui veut dire qu’un Etat, selon sa puissance immanente, peut agir « à l’extérieur du pays », c’est-à-dire au-delà de ses frontières. L’évidence est que la souveraineté est l’affaire des moyens et des capacités. Certains Etats comme les éUA, la France, la Grande-Bretagne, la Chine, la Russie ne sont-ils pas plus souverains que les autres ?
L’ingérence dans les affaires intérieures des Etats est aujourd’hui revendiquée au nom de la morale des droits de l’homme (humanisme) et de la lutte contre le terrorisme qui menace la la paix et la sécurité internationales. Ce droit ou devoir offre aux grandes puissances et les organisations internationales (l'ONU, l'OTAN) la légitimité d'intervenir dans les Etats dits "faibles" (weak state), en "faillite" (failed state) ou "voyous" (rogue state): des Etats qui ne veulent ou ne peuvent pas respecter ou faire respecter les normes internationales, organisent ou soutiennent des attentats, ou violent de manière systématique les droits les plus élémentaires de l'être humain . D’ù la difficile distinction entre la violation de l’article 2.4 et 2.7 de la Charte des Nations Unies et les interventions d’humanité. D’autant plus que les actes d’agression caractérisés par l’emploi de force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat trouvent leur justification, comme on l’observe dans différentes interventions militaires (Somalie, Rwanda, Kossovo, Irak, Afghanistan, RDC, Lybie, RCA, Syrie, etc.), dans la compétence géopolitique et sécuritaire qu’exercent les grandes puissances, les Nations Unies et les organisations internationales et régionales. Donc, comme l’affirme G. Jellinek, la caractéristique d’un Etat n’est donc pas la souveraineté, mais bien la puissance étatique. De ce fait, pour qu’une collectivité puisse être un Etat, il faut qu’elle soit titulaire de cette puissance[8].
L’action humanitaire est une ingérence néocoloniale, due principalement à la faillite de l’Etat postcolonial et à la crise de l’Etat-nation. Elle répond à la « state failure dynamics ». C’est une action qui s’affranchit du principe de souveraineté, parce que les Etats concernés sont dans une situation de faiblesse. C'est un « antiétatisme » qui exploite le champs d’émotions morales pour légitimer une « ingérence transnationale asymétrique » résultant du rapport responsabilité (de protéger pour les puissances) versus vulnérabilité (des Etats bénéficiaires de l'aide humanitaire). Cette relation qui exclut l’échange et la réciprocité s’inscrit dans une logique "compassionnelle", pour ne pas dire "civilisationnelle", qui a caractérisé le « missionnariat » lors de la conquête coloniale. Ce qui n’est pas sans heurter le sens de de l’honneur des Etats concernés et porte atteinte à la dignité des populations bénéficiaires de l’aide humanitaire[9] et développe plutôt la résignation que la résilience, parce que les Etats soumis ou contraints à l’aide humanitaire considèrent leur sort comme une fatalité. Or, comme le dit Daniel Derivois (2019), je cite : « la résilience est un processus long et discret »[10] qui implique la capacité de ne pas s’effondrer face aux calamités, aux souffrances ; la capacité de rebondir, de sortir de la souffrance vers le bien-être ; sachant, bien évidemment, que toute société existe en se reconstruisant en permanence ; que les humains ont toujours été résilients, parce qu’ils sont toujours survécu aux cruautés, aux monstruosités, avec ou non de l’aide humanitaire, en se battant contre ce qui pourrait être considéré comme fatalité, en essayant de trouver la force de résister, de rester partisan, de créer des solidarités, d’inventer des paysages de l’espoir, de promouvoir le vivre ensemble, le respect ; et en évitant la clinique du désespoir ; en soulageant la détresse, en minimisant l’isolement, en retissant des liens sociaux et en accompagnant la quête de sens. La résilience doit donc être pensée à l’échelle de l’Humanité qui est en nous, que chacun de nous représente, car nous sommes, chacun, une partie de l’humanité. Ce qui suppose de placer l’individu – et non les intérêts et les choix géopolitiques et stratégiques des bailleurs – au centre de la réflexion sur l’action humanitaire, non pas dans le sens individualiste capitaliste, mais dans le sens humain et humaniste pour construire un récit commun dans lequel chacun humain doit se retrouver. Ce qui renvoie à repenser l’action humanitaire afin que la vocation universelle qu’elle incarne et les réponses apportées pour compenser les vulnérabilités soient en adéquation avec le local.
En guise de conclusion : s’adapter ou renoncer.
Tout bien considéré, on peut donc affirmer que l’un des effets pervers de l’action humanitaire est le non-respect du principe de « do no harm » que prône les directives opérationnelles. Cependant, il faudra reconnaître que nous ne disposons pas de réponse, prête-à-servir. Seule une interrogation sérieuse des acteurs humanitaires pourrait contribuer au développement des outils pour des réponses adaptées à la complexité de la problématique : « s’adapter ou renoncer » (Pierre Micheletti, 2008)[11]. D’où l’intérêt de privilégier le dialogue des cultures, parce que la réglementation internationale, les « bonnes intentions », les principes généraux, les directives opérationnelles sont aujourd’hui loin d’enlever les suspicions qui pèsent sur l’action humanitaire.
[1] Henry Dunant. Un souvenir de Solferino, Paris, Croix-Rouge française : 2014.
[2] Mary Robinson. « There must Be Accountability for East Timor’s Ordeal », International Herald Tribune, 9 septembre 1999, p. 12.
[3] Centre pour les droits de l’homme Genève. Recueil d’instruments internationaux, vol. I, 2e partie, Instruments universels, Nations Unies, New York et Genève : 1994, p. 929.
[4] Bertrand Badie. Un monde sans souveraineté. Les Etats entre ruse et responsabilité. Paris. Fayard : 1999, chap. 3 et 4.
[5] https://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-i/index.html, page visitée le 28 juin 2020.
[6] La victime ne s’auto-définie pas. Il est déterminé par le « témoin », un tiers. Et ce, compte tenu non seulement de l’état de faiblesse, du traumatisme biologique, social, économique, sécuritaire ; de la vulnérabilité réelle ou supposée de la victime, mais également de l’affection et de l’intérêt du tiers, du témoin.
[7] Georg Jellinek. L’Etat moderne et son droit. T1 : Théorie générale de l’Etat et T2 : Théorie juridique de l’Etat, Paris, éd. Panthéon-Assas, 2005, 574 et 592 p.
Dans l’acception jellinékienne, la souveraineté n’est pas la somme de toutes étatiques particulières réelles et possibles, elle serait en revanche « compétence de la compétence », l’habilitation de disposer de toutes les compétences étatiques, mais aussi de créer des compétences nouvelles, souligne QUARITSCH Helmut, La souveraineté de l ‘Etat dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°9.
Dans sa Contribution à la Théorie générale de l’Etat (Dalloz, 200), Raymond Carré de Malberg trouve dans l’expression « la compétence de compétence » de Georg Jellinek, l’affirmation de la puissance de l’Etat, et en cela le pouvoir d’étendre indéfiniment sa compétence.
[8] Georg Gellinek, op. cit., T1, p. 142.
[9] Lire Mohamemed Haddad. « Droit humanitaire et défis culturels ». Etudes interculturelles. Revue d’analyse publiée par la Chaire de l’UNESCO de l’Université catholique de Lyon. Actes de du Colloque International « L’Humanitaire à l’épreuve de cultures », Lyon, 19 & 20 octobre 2012. N° 6/2013, pp. 51 – 55.
[10] Daniel Derivois. « La résilience est un processus long et discret ». Menaces identitaires et résilience dans le monde d’aujourd’hui. Colloque international et interdisciplinaire, Dijon, le 21 et 22/11/2019.
[11] Pierre Micheletti. Humanitaire : s’adapter ou renoncer. Paris. Marabout ; 2008.