DIVAGATION SUR LA RECONCILIATION
« La démocratie se nomme débat, droit d’avoir raison, controverse, droit de résistance, droit d’avoir tort. La démocratie est faible, mais le remède, c’est davantage de démocratie. » (Benjamin Barber, Quimper, 2002)
Se débarrasser des idées reçues sur soi-même et sur les autres est un énorme défi. D’autant plus que ces idées résultent des constructions politiques – mythes et littératures uchroniques - qui façonnent l’idée que nous nous faisons de « Nous » et des « Autres », renforcent des attachements de type biologique et primordial, des « liens ombilicaux » entre les membres d’une communauté identitaire, et cultivent un imaginaire collectif d’un peuple ; lequel imaginaire ne saurait être compris en dehors du contexte sociohistorique dans et par lequel cette conscience collective a été inventée, affirmée et développée. Abordée dans ce sens, les mythes et les uchronies comportent une dimension psycho-théologique dont la mobilisation joue sur l’émotionnel et le rationnel.
Au-delà des relations croisées et des siècles d’interactions, l’état des rapports sociopolitiques entre les peuples bouge entre « culpabilisation » et « victimisation ». Les contradictions dans lesquelles les peuples ont évoluées montrent bien l’importance de l’« Autre » dans la définition de « Moi ». Cependant, quand bien même nous aurions besoin de l’« Autre » pour prendre conscience de « Nous », force est de constater que, non seulement nous nous en méfions, – parce que nous le considérons comme une menace à notre survie –, mais encore nous éprouvons le besoin soit de le conquérir, soit de le rejeter, soit de l’isoler, soit de le discriminer, soit de l’éliminer. D’où l’ambivalence entre l’acceptation ou le rejet de l’« Autre », la valorisation ou la dévalorisation de l’ « Autre ». Ainsi, le simple fait d’être différent (ne pas être de « bonne couleur de peau », de « bonne croyance religieuse », de « bonne appartenance ethnique », de « bonne origine géographique » ; d’avoir des aspirations sociales et/ou politiques qui ne sont pas conformes aux normes dominantes, etc.) peut conduire non seulement à des incriminations, mais encore à se sentir coupable. Ce qui est en soi une souffrance injuste.
Quels sont les regards qui nous blessent ? Quels sont les préjugés, les qualifications, les jugements qu’on a porté sur nous ou qu’on porte sur les autres et leurs conséquences ? La souffrance réside dans le fait que, très souvent, nous nous imaginons et présumons coupables de ces violences que nous subissons à travers ces regards, préjugés, jugements, qualifications, etc. Cette souffrance est certes psychologique, car nous avons tous, en tant qu’êtres humains, des fragilités. Mais il est aussi et surtout politique et sociale. Il est difficile de comprendre notre conception de la politique. Généralement, la politique est abstraite. Elle implique une opposition d’idées et de doctrines. Elle se manifeste dans notre vécu, dans notre propre chaire. Par son intégration et/ou exclusion, elle nous marque et nous meurtrit, elle nous culpabilise et/ou nous victimise.
Dans le système quasi conflictuel dans lequel vivent les peuples, c’est surtout l’organisation politique et sociale des sociétés qui est polémogène. Les motivations conjoncturelles ne viennent que générer des nouveaux « fronts et frontières » psycho-sociopolitiques résultant de l’apparition des nouveaux rapports de pouvoir, des nouvelles formes de sujétion et d’allégeance. Le dictionnaire de la sociologie (1998, p. 142) ne définit-il pas le conflit comme étant « une relation antagoniste entre deux ou plusieurs unités d’action dont l’une au moins tend à dominer le champ social de leurs rapports » ? Pour François Géré (2005, p.14), la guerre n’est-elle pas une « rupture du pacte de vivre ensemble ou d’union entre deux peuples qui, en fonction des mobiles, cherchent dans la violence à donner un autre équilibre à leur société, à se placer dans une position préférable par rapport à la situation antérieure » ? Pour Lewis A. Coser (1983, p. 31), le conflit n’est-il pas « une lutte pour les valeurs et des biens rares, où les acteurs cherchent à neutraliser, léser ou éliminer leurs rivaux » ? Il faut donc trouver une parade pour nous libérer de toutes ces violences. Ce qui implique la gestion d’un douloureux héritage, mais trop récent et présent dans les mémoires, sachant que les violences passées et actuelles minent les relations de cohabitation entre les peuples qui, pourtant, ne peuvent se séparer, parce qu’elles ne peuvent pas y arriver, mais qui se heurtent à des obstacles et pièges que des politiques dressent et exploitent de manière systématique à des fins politiciennes liées à la conquête du pouvoir.
Face à la complexité de la situation, la réconciliation peut être considérée comme facteur prépondérant pour se libérer des violences. Pour certaines opinions, la réconciliation renvoie à un processus moral, quasi spirituel ou religieux, limité au niveau interpersonnel. Pour d’autres penseurs, la réconciliation est la condition la plus importante du vivre ensemble. En ce qui nous concerne, la réconciliation doit être conçue comme une « forme d’arrangement » (William J. Long & Peter B. Brecke, 2003, p.1), de compromis mutuel entre les peuples. Ce qui implique le pardon et la confiance, parce que, comme l’écrit Duncan Marrow (1999, p. 132), « la réconciliation est un rétablissement d’une relation qui inspire suffisamment de confiance pour ne plus diviser. »
La problématique réside dans le processus et/ou la condition de cet arrangement, de ce compromis ; sachant qu’il persiste une équation paradoxale liée au pardon, la lutte contre l’impunité et la réconciliation, particulièrement lorsque cette dernière est « nationale », autrement dit politique. Donc inspiré au sommet de l’Etat. Faut-il sacrifier la justice au profit de la paix ? Dans quelles conditions ? Nous sommes aujourd’hui en présence d’un débat de société, d’un débat politique dans lequel l’histoire sociopolitique s’invite. Mais ce débat ne peut être possible que dans un esprit qui prépare un avenir de justice équitable et de paix, résultat d'un esprit tiré d'une grande campagne de mobilisation tournant chacun vers l'autre - non pas comme des rivaux ou des ennemis - mais avec qui solidairement, on doit affronter et bâtir ensemble le futur, car rien de réellement humain ne pourra se construire si certains ne sont pas considérés pleinement membre de la société.
Un préalable, tout de même : La vérité. Et ce, au-delà de toutes résurgences des souvenirs d’un passé lointain ou récent. Comme fût le cas en Afrique du Sud sur le cas Winnie Mandela, on peut, de ce fait, considérer que la réconciliation permet : d’affronter des vérités dérangeantes ; d’approcher des visions qui, à défaut d’être antagonistes, sont, pour le moins que l’on puisse dire, divergentes ; d’œuvrer vers une « compréhension identique » (Kader Asmal, Louise Asmal & Ronald S. Robert, 1997, p. 46). Ce qui suppose des actions d’éducation et de promotion des droits de l’homme et de l’« ubuntu » (l’humanisme).
Si les conflits nés des ambitions politiques de conquête de pouvoir peuvent conduire à l’affrontement et aux violences entre les peuples, l’art de la paix a pour vocation de faire de ces conflits l’occasion d’un enrichissement mutuel, car les peuples sont interdépendants, et en tant que tels, ils se doivent pardon, tolérance, hospitalité, respect, partage et solidarité. Tout simplement parce que, comme le dit si bien Chinoua Achebe : « Notre humanité dépend de l’humanité de nos semblables. Aucun individu, aucun groupe ne peut être humain tout seul ».
En définitive, entre la recherche de la paix et les violences armées interminables ; entre les tentatives de dialogue et les actions inspirées par la haine, la cupidité et l’intolérance ; entre les avantages de la communication sans frontières et le caractère pléthorique et anonyme de l’information ; il est pertinent, voire nécessaire, de renforcer les démarches susceptibles d’ouvrir le chemin de la solidarité et de l’union entre les peuples, au-delà de leurs différences (ethniques, culturelles et cultuelles). Il s’agit d’impératifs politiques et éthiques qui doivent être accompagnés par un programme d’éducation et de formation de la population, car le « Vivre ensemble » à l’échelle individuelle, familiale et nationale, exige un art de la Paix permettant d’articuler des cultures différentes, des intérêts divergents, des sentiments opposés. La construction de la paix se fait dans les esprits, dans les cultures et dans les méthodes permettant de créer, préserver et si besoin rétablir et consolider la paix. En témoigne le Préambule de la constitution de l’UNESCO selon lequel « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». L’éducation dont il est question ne consiste pas seulement à enseigner, à donner des leçons comme une matière imposée et rébarbative. Il s’agit de sensibiliser, « élever » dans tous les sens du terme, rendre conscient des enjeux en question : rendre sensible et responsable tout un chacun aux problèmes de tous ; faire l'histoire d'aujourd'hui et de demain dans le sens indiqué par l'histoire d'hier en prenant en compte la violence qui habite tout un chacun et chaque groupe, de ses stratégies et contre-stratégies que, loin de toute culpabilisation, on peut lui opposer.