Hommage à Eric Hobsbawm
J’ai découvert E. Hobsbawm pendant ma thèse. Il m’a fasciné pour trois raisons : la première est qu’il était communiste. La deuxième c’est son engagement qui lui a valu la qualification de « historien des bandits » (et du communisme), à cause de son livre « Les Bandits » (1970) dans lequel il étale la théorie du « banditisme social » : une très fascinante analyse des mouvements sociaux (cf. son article : « The Attitude of Popular Classes Towards National Movements of Independance », in Commission Internationale d'Histoire des Mouvements Sociaux et des Structures Sociales, Mouvements nationaux d'indépendance et classes populaires, Paris, Armand Colin, 1971, pp. 34-44)
A la lumière de la situation économique, sociale et financière, sa théorie est plus que jamais d’actualité. C’est la traduction pure et simple d’une vision marxiste et d’un engagement communiste digne « d’un homme qui, non seulement, a continué à brandir le drapeau, mais qui a montré qu’en le brandissant, on peut arriver à faire quelque chose, au moins quelques bons livres… ».
Monsieur Hobsbawm est décédé le 1er octobre 2012, à l’âge de 95 ans. Je lui dois beaucoup intellectuellement. D’où cet article que j’écris à son hommage.
Le nationalisme comme stratégie de recyclage identitaire
L'examen du nationalisme en termes de stratégie renvoie à l'analyse selon la perspective interne telle que développée par Michael Hechter (1975) dans sa thèse du « colonialisme intérieur » envisagée sous la dyade « stratégies d'acteur » et « principe de domination ou de cohésion ». Considéré par Miroslav Hroch (1985) comme stratégie, idéologie résultant d’une logique d'émancipation sociale, le nationalisme, aux dires d’Eric Hobsbawm (1971, pp. 34-44), ne prend une réelle importance que lorsqu'il attire le « soutien de masse », lequel soutien s'obtient par la mobilisation des éléments d'identification collective qui existaient avant la naissance du mouvement nationaliste. Pour autant, le nationalisme n'est pas une idéologie élaborée par les masses elles-mêmes. C’est une construction élaborée par les catégories sociales les plus élevées, un travail de propagande, de mobilisation et transformation des éléments identitaires auquel se livre la « grande bourgeoisie » (Miroslav Hroch, 1995, pp. 65-82). C’est pourquoi Eric Hobsbawm (1972, p. 397) définit le nationalisme comme « un phénomène double, essentiellement construit d'en haut mais qui ne peut être compris si on ne l'analyse pas aussi par le bas, c'est-à-dire à partir des hypothèses, des espoirs, des besoins, des nostalgies et des intérêts – qui ne sont pas encore nécessairement nationaux et moins encore nationalistes – des gens ordinaires. »
De cette définition, il ressort que le nationalisme part des « ressentis » de la population. Par conséquent, comme l’écrit Eric Hobsbawm (1992, p. 23) : « Le nationalisme ne peut être compris que si l'on considère le monde des hommes qui n'écrivent et ne lisent que peu de livres – le plus souvent parce qu'ils sont illettrés – qui parlent peu et qui sont rarement compris quand ils s'expriment, dont seuls les amis connaissent le nom ».
Dans un premier temps, les classes populaires se mobilisent sur des bases de l'économie moderne et dans les conditions exceptionnelles qui permettent la structuration de mouvements de masse (famines, défaillance de l’Etat, crises socio-économiques et financières, discriminations, mauvaise gouvernance…). Ce sont ces bases et ces conditions qui poussent à la rébellion quasi épidermique que la bourgeoisie vient, ensuite, exploiter, acheminant cette situation vers sa plateforme nationaliste en utilisant comme vecteur des symboles identitaires.
En effet, tant pour un objectif de cohésion que de domination, les mobilisations nationalistes trouvent leur racine dans la transformation complexe des différentes identités nationales et jouent le rôle de « refondation » (Antony D. Smith, 1971) et d’«interaction » (Louis Dumont, 1983) culturelles. Les mobilisations identitaires dont résulte le nationalisme constituent ainsi le moyen de légitimation des différentes revendications politiques. Elles permettent de s'affirmer aux dépens des autres groupes identitaires, de se positionner face à l'autorité étatique, de réclamer un réaménagement institutionnel ou politique et de justifier un pouvoir ou une situation économique acquis. C'est également le fait de groupes désignés qui s'estiment défavorisés politiquement et entendent remédier à la situation. D'autant plus que, comme l'affirme Anthony David Smith (1971, p. 231) : « la naissance d'un Etat scientifique due à l'avènement de la société industrielle a eu comme conséquence l'établissement d'un mode d'organisation qui vise à homogénéiser à des fins administratives la population implantée sur un territoire donné et qui, pour être pleinement efficace en cette entreprise, utilise les méthodes et les techniques scientifiques les plus modernes. (…). Les gouvernants utilisent la machine bureaucratique, les découvertes scientifiques et les technologies appliquées pour extraire les ressources et mobiliser les populations du territoire qu'ils contrôlent ». C’est ainsi que « l’Etat scientifique » est devenu la seule structure « apte à résoudre tous les problèmes de la collectivité » (A. D. Smith, 1982, p. 28), notamment éradiquer les maladies, rationaliser l'agriculture, relancer l'économie, réconcilier les peuples, assurer l'éducation de tous..., le « coordinateur suprême qui fait l'histoire » (A.D. Smith, 1971, p. 239) et instaure « un domaine réservé » (A.D. Smith, 1981, p. 95).
Cependant, entre la volonté d'intégrer la modernité et l'impossibilité de s'arracher au vécu traditionnel, l'élite africaine se trouve perdue, écartelée, un pied dans chaque univers à cause de la « double légitimité » (A.D. Smith, 1971, pp. 237-238) qu'offrent tant l'ordre ancien que la modernité. Dès lors, le nationalisme apparaît comme une des réponses multiples apportées aux problèmes liés à la conquête du pouvoir étatique. C'est cette situation que dénonce Jean Leca (1991, p. 42) en évoquant « le nationalisme des anciens colonisés » qu'il définit comme « une action identitaire particulière qui poursuit à la fois la modernisation universelle et la voie spécifique de l'authenticité (...). ».
Cela étant, aussi bien élaborées soit-elles, les stratégies du nationalisme révèlent des contradictions : les populations qu'il prétend rassembler sous une même idéologie sont souvent divisées dans les faits. L'exemple de la Corne de l'Afrique est très éloquent pour illustrer la récurrence du problème. Le fait que l'on s'appuie sur son identité pour relayer son influence reste d'actualité dans cette portion du monde. Comme l'écrit François Thual (1995, p. 156) : « cette pratique est appuyée par les anciennes métropoles qui continuent à favoriser l'ancienne ethnie-relais à telle enseigne que tout apparaît comme ethnique en Afrique. Même les efforts pour créer des partis politiques aboutissent dans la même réalité à encadrer les ethnies par des structures partisanes plutôt que d'arriver à des partis trans-ethniques. »
Cette analyse conforte l'affirmation selon laquelle le nationalisme reste une stratégie de recyclage identitaire qui impose une cohabitation forcée dans des structures administratives devenues des structures internationales, c'est-à-dire les Etats. Il en résulte que, pour se maintenir au pouvoir, de « l’ethnisation » on passe à la « nationalisation » du champ politique pour mobiliser les populations. Sont développés les éléments qui constituent la « panoplie de mythes et symboles » / set of myths and symbols (A. D. Smith, 1983, pp. 132 - 133), notamment les coutumes et traditions des « peuples » que l’on transforme selon les circonstances du moment. Mais dans les faits, ces « peuples » sont tenus à distance. Les mythes et représentations construits en leur nom ne leur sont pas destinés parce que réservés aux seules élites dirigeantes.
Insérée dans le temps et dans l'espace, la solution identitaire est utilisée contre les obstacles passagers. D'objet d'histoire, l'identité est transformée en une dynamique capable de forger le destin commun de la collectivité. Encadré par des facteurs matériels et favorisé par des impondérables structurels, ainsi que par les conditions identitaires qui président à sa formation, le nationalisme constitue le moyen de rassembler autour de la solution identitaire des populations hétérogènes. C'est dans ce cadre que l'on inscrit les mobilisations nationalistes dans la logique de l’émancipation sociale qui lie évolution structurelle et stratégies d’acteurs.
Mobilisations nationalistes comme logique d’émancipation sociale : évolution structurelle et stratégies d’acteurs
Appuyées sur l’idée selon laquelle le nationalisme participe d’un rapport de domination ancré sur les structures économiques (capitalisme), les analyses de Miroslav Hroch et d’Eric Hobsbawm présentent une certaine similarité avec les théories d’Ernest Gellner (1991, pp. 233-256) et de Karl Wolfgang Deutsch (1961) qui appréhendent le nationalisme comme pur produit des mutations matérielles de la modernité, donc de l’industrialisation. Bien évidemment, les caractères identitaires sont des attributs nécessaires à la construction d’un Etat-nation (dans le sens occidental du terme). Cependant, ils ne sont pas les seuls éléments sur lesquels prend appui le nationalisme. De ce fait, ils ne peuvent pas, à eux seuls, l’expliquer. Sceptique au sujet de la théorie sociobiologique défendue par Pierre Van de Berghe (1975, pp. 61 et suiv.) qui considère le nationalisme comme la manifestation d’une identité préexistante ainsi que l’affirmation et la sauvegarde de son existence. Ernest Gellner (1990, pp. 7-30), quoiqu’il affirme l’existence de traits identitaires indélébiles, souligne l’apport de l’industrialisation en tant que facteur de réorganisation.
Quoique l’industrialisation ne soit pas parvenue à effacer complètement les sociétés de classes, elle a tout de même l’avantage d’avoir limité le rôle de celles-ci dans la définition des dynamiques sociales et politiques. En abandonnant la sphère des représentations collectives, la mobilité sociale s’affirme comme règle du jeu dans les relations sociales et, de ce fait, bouleverse les rôles sociaux qui, non seulement ne se soumettent plus à la loi de l’hérédité, mais ne sont plus assignés à vie. Du stade agraire au stade industriel, Gellner (id.) postule que cette évolution a provoqué une mobilité des structures sociales, un changement radical des comportements politiques et une mutation dans le mode de production économique et, ainsi, un changement de trajectoire dans les us et coutumes. D’où le caractère perturbateur de l’industrialisation : elle a donc affecté les usages et représentations collectifs qui, jadis articulés sur la stabilité et l’immuabilité, se cristallisent aujourd’hui autour des notions de « rationalité » et « progrès ».
Aussi faut-il souligner que ce dédoublement dans les représentations et dans l’organisation structurelle des sociétés est à la base d’une multitude de conflits : il implique un réajustement profond et tout à fait inévitable du rapport qui lie la société politique et la culture, c’est-à-dire la recherche de l’adéquation entre unité politique (Etat) et unité identitaire (une identité pour tous les membres de la société). Ce qui n’est pas sans conséquences parce que, le plus souvent, le processus d’homogénéisation identitaire se heurte aux résistances des groupes ethnoculturels dominés qui, liés par des attributs identitaires, s’écartent de cette logique unificatrice. C’est dans ce contexte que se crée un écart entre la recherche d’homogénéisation et entre les différents degrés de citoyenneté.
Soutenant la thèse de Gellner, John Plamenatz (1973, pp. 22-36) entretient l’idée selon laquelle l’industrialisation ne produit pas les mêmes effets selon que le groupe qu’elle affecte est « bien équipé culturellement » ou non. D’après John Plamenatz : « au sein même d’une collectivité, l’industrialisation se fait sous la domination de peuples qui possèdent une langue et une culture en phase avec les nouvelles formes d’activité, et aux dépens de peuples qui s’en trouvent dépourvus. »
De cette observation, il résulte le postulat selon lequel le nationalisme est le fait qu’un groupe identitaire, favorisé par le processus d’industrialisation, profite de cette position avantageuse et se mobilise de manière préventive pour assurer sa sécurité et contrer les attaques éventuelles des autres groupes. Même dans la situation où c’est le groupe économiquement privilégié qui est maintenu dans la minorité politique, celui-ci se soulève pour réclamer un rééquilibrage institutionnel.
A partir de ce schéma explicatif, le nationalisme apparaît comme le fruit d’évolutions matérielles et d’impondérables structurels : industrialisation et hétérogénéités identitaires.
De ce fait, il ne peut éviter des conflits dont la dynamique se résume par deux hypothèses :
la crainte des minorités d’être absorbées par le déploiement du nationalisme jusqu’à son terme,
la détermination de la majorité (politique ou identitaire) d’aller jusqu’au bout de sa logique de domination.
Dans ces deux cas, c’est l’unité identitaire de la collectivité qui est mobilisée et mise au centre des préoccupations nationalistes. La situation ainsi décrite présente la mobilisation nationaliste comme l’expression d’un antagonisme identitaire dans lequel le groupe dominé cherche à s’émanciper par une guerre d’indépendance, comme le décrit John Plamenatz : « Ils ont eu à choisir entre la soumission et l’imitation et ils ont choisi d’imiter. C’était le seul moyen pour eux de s’affirmer contre la culture étrangère, et cela les a conduits à la fois à une acceptation (imitation) et à un rejet (revendication d’indépendance et dissimulation de l’imitation sous les traits d’une innovation). » C’est aussi une entreprise d’assimilation, de purification identitaire menée par le groupe ethnique dominant, portée par l’oligarchie détentrice du pouvoir politique et économique. C’est pourquoi, en définitive, Gellner décrit le nationalisme comme « un simple instrument idéologique » (E. Gellner, 1997, p. 74) dont le rôle est tout simplement de recycler les identités. La brutalité de cette affirmation nous amène à mettre en évidence les limites du nationalisme.
Les limites du nationalisme
Il est bien évident que la vocation des nations est de marginaliser ou d’exclure ceux qui semblent se définir par des allégeances multiples. Cependant, quelles que soient l’efficacité de l’idéologie et l’intériorisation du sentiment patriotique, ni l’ordre international organisé en Etats, ni les sociétés nationales ne sont, dans les faits, totalement nationalisés. Non seulement la souveraineté d’un Etat est limitée par celle des autres Etats, en tout cas en principe, mais encore les religions et autres affirmations identitaires, les échanges économiques et les solidarités entre les peuples (symboliques ou concrètes) sont, pour une large part, transnationaux.
Les références infra, inter, supra et transnationales n’ont donc jamais été éliminées : les cultures et les traditions particulières des peuples se maintiennent et suscitent des identifications et revendications politiques diverses. Aussi, faut-il admettre que la souveraineté des Etats nationaux s’affaiblit davantage, ainsi que leur capacité à agir seuls. Ils doivent non seulement composer avec les autres Etats, mais aussi avec d’autres acteurs du jeu international : entreprises, ONG, médias, confessions religieuses, organisations culturelles et/ou ethniques, etc.
Dans les « Etats effondrés » (Bertrand Badie, 1998, p.133) de l’Afrique, la souveraineté de l’Etat est illusoire : les Etats les plus puissants, par l’intermédiaire d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU ou pas, peuvent suspendre provisoirement la souveraineté d’un « Etat faible ». C’est dans ce cadre que la résolution 794 a été prise le 3 décembre 1992 pour « instaurer aussitôt que possible des conditions de sécurité pour les opérations de secours en Somalie » (Bertrand Badie, 1998, p.133), réduisant ainsi la souveraineté du pays. Cette faiblesse des Etats est renforcée par des phénomènes tels que l’accroissement du nombre de populations déplacées à la suite des conflits armés particulièrement nombreux, notamment en Afrique, le rôle accru des acteurs non étatiques, ainsi que les « activités souterraines » qui échappent au contrôle étatique. C’est pourquoi nous postulons que la souveraineté nationale est érodée, même d’un point de vue juridique. Car, y compris dans les nations dites démocratiques, les interventions des Etats ne respectent pas de la même façon la souveraineté des autres Etats. La seule souveraineté qui semble ne pas être limitée par les autres Etats ou par les institutions internationales est celle des EUA. Cependant, ils ne peuvent pas agir sans tenir compte des autres Etats, en particulier leurs « alliés », et d’une certaine manière, de l’opinion publique internationale.
Il faudra également souligner que les peuples ont d’autant plus de probabilités de garder des liens en dépit de la dispersion géographique et des efforts d’assimilation déployés par le nationalisme. C’est ce que certains auteurs qualifient de « capital ethnique » (Jean Pierre Hassoun, 1997) ou d’« ethnicité diasporique » (Martine Hovanessian, 1992) ou ce qu’Alain Tarrius, cité par Chantal Bordas-Benayoun et Dominique Schnapper, appelle « capital culturel migratoire » pour désigner « l’ensemble des valeurs, codes et savoirs accumulés au cours de l’histoire et transmis de génération en génération ». En effet, des institutions sont créées pour contrôler le quotidien et organiser la solidarité active des populations qui se reconnaissent membres de la communauté, en vue de perpétuer le groupe et de transmettre la conscience des liens qui unissent le peuple.
Ces références qui tissent la conscience évoluent sans cesse en raison de la dynamique systémique et structurelle : les caractéristiques changent, sont réinterprétées par les générations successives, mais on ne peut pas en faire le produit exclusif de la situation sociale sans céder à une forme de déterminisme sociologique. C’est à l’intersection des traditions héritées et de la situation historique, entre la définition de soi par soi (autodéfinition) et la définition par les autres (hétéro-définition) que s’expliquent le destin d’un groupe particulier et le double système de relations dans lequel il s’inscrit. Chaque peuple réinterprète ses traditions dans ses conditions historiques singulières et se redéfinit ainsi à chaque génération.
Cela étant, la lecture historique et sociologique doit se donner pour objet de montrer les formes concrètes que prennent les relations, les échanges, les solidarités et les conflits entre les peuples. Ce qui conduit à l’analyse de la théorie de l’ethnicité comme processus de réforme identitaire strictement idéelle qui interroge les mythes et la place de l’homogénéité ou l’hétérogénéité identitaire au centre de l’étude de la bellicité.
L’ethnicité présente des conditions et dimensions d’analyse qui permettent, non seulement d’éviter sa réification, - à savoir la traiter comme une réalité donnée, naturelle, inévitable et, finalement, inexplicable - mais aussi d’apprécier son importance et sa portée en tant que forme de classification sociale et politique et aspect d’inégalité structurelle, enfin de considérer son impact significatif sur les relations inter et transnationales. En définitive, les conditions et les dimensions s’esquissent à travers trois niveaux d’analyse complémentaires et interdépendants qui évoluent dans le temps et l’espace : le niveau individuel (ou microsocial), le niveau groupal (ou mésosocial) et le niveau structurel et systémique (ou macrosocial).
La dimension microsociale ou niveau individuel
Dans sa dimension microsociale, l’ethnicité est une réponse subjective à la question de conscience ou de sentiment d’appartenance qu’éprouve un individu vis-à-vis de la société. De ce point de vue, ce ne sont pas les caractéristiques dites objectives de l’ethnicité (couleur de peau, langue, religion, coutume, etc.) qui intéressent la dimension microsociale de l’ethnicité, mais le fait que des acteurs des relations intra, inter et transnationales considèrent certaines de ces caractéristiques comme facteurs identificateurs des groupes. C’est ici que s’affirme la pertinence de la thèse de Max Weber qui, pour aborder la question de l’ethnicité, se penche sur la croyance subjective des individus. Il résulte que l’identité est une notion variable. Elle est choisie suivant les circonstances particulières du moment qui conviennent le mieux à la situation sociale et politique. L’individualisation de l’identité ethnique se forme par oublis et créations permanentes, « inventions » (Gaston Bouthoul, 1930) de traditions par lesquelles se consolident les solidarités. Certaines personnes sont sensibles à leur appartenance ethnique et d’autres sont plus attachées à leur religion, à leur groupe sexuel, à la région d’origine, à l’humanité, etc. La dynamique de choix des critères et indices est précisée par Frédéric Barth (2008, p. 211 – 212) en ces termes :
« Les traits dont on tient compte ne sont pas la somme des différences “objectives”, mais seulement ceux que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatifs. (…) ; certains traits culturels sont utilisés par les acteurs comme signaux et emblèmes de différences, alors que d’autres ne sont pas retenus, et que dans certaines relations, des différences radicales sont minimisées ou niées. Les contenus culturels des dichotomies ethniques sembleraient être analytiquement de deux ordres : 1) des signaux ou des signes manifestes – les traits diacritiques que les individus recherchent et affichent pour montrer leur identité, tels le costume, la langue, l’habitat, ou le style de vie général ; et 2) des orientations de valeurs fondamentales : les critères de moralité et d’excellence par lesquels les actes sont jugés. Puisque le fait d’appartenir à une catégorie ethnique implique que l’on soit un certain type de personne, ayant cette identité fondamentale, cela implique aussi que l’on se reconnaisse le droit d’être jugé et de juger les autres, selon les critères mêmes qui sont pertinents pour cette identité. Aucun de ces genres de “contenus” culturels ne peut être déduit d’une liste descriptive de traits culturels ou de différences culturelles ; on ne peut pas prédire d’après des principes premiers quels seront les traits que les acteurs souligneront ou rendront pertinents comme traits organisationnels. En d’autres termes, les catégories ethniques forment une coquille organisationnelle à l’intérieur de laquelle peuvent être mis des contenus de formes et dimensions variées dans des systèmes socio-culturels différents. Ces catégories peuvent être extrêmement pertinentes au niveau des comportements, mais elles peuvent aussi ne pas l’être ; elles peuvent infiltrer toute la vie sociale, ou n’être pertinentes que dans certains secteurs d’activités très limités. Il y a donc à l’évidence toute une perspective qui s’ouvre pour des descriptions ethnographiques et comparatives de différentes formes d’organisation ethnique ».
Cette affirmation est étayée par Eric Hobsbawm (1993, pp. 51 – 57) pour qui il n’existe pas de critères unanimes pour définir les groupes ethniques. Il dit (p.53) : « ce ne sont pas ces caractéristiques des groupes ethniques qui sont intéressantes, mais la question de savoir s’il suffit de brandir sa bannière – quelle que soit – pour obtenir une mobilisation de masse, passive ou active (…). »
Nous considérons ainsi que ce qui importe dans la dimension microsociale de l’ethnicité c’est l’importance que l’on accorde à cette identification et pourquoi. D’où la nécessité d’analyser comment l’identité ethnique se développe à la faveur des interactions sociales, ainsi que les processus par lesquels les individus s’assignent mutuellement à des catégories ethniques en utilisant une panoplie d’indices ethnolinguistiques comme les coutumes, les langues, la religion, etc. Ce qui suppose non seulement l’analyse des choix individuels et de l’influence de la société (ou la communauté) sur l’individu, mais aussi les relations entres les identités ethniques entre elles et avec les autres groupes d’identités. D’où l’examen de la dimension mésosociale, c’est-à-dire le niveau groupal de l’ethnicité qui, pour Martiniello (1995, p. 18), est « une des formes majeures de différenciation sociale et politique d’une part, et d’inégalité structurelle, d’autre part, dans la plupart des sociétés contemporaines ». Et, selon Eric Hobsbawm (1993, p. 53) : « ne caractérise pas les groupes humains, mais la façon dont ces groupes se séparent ou se démarquent les uns des autres. »
La dimension mésosociale ou niveau groupal
Alors que la dimension microsociale s’intéresse à l’importance de l’identité ethnique pour l’individu, la dimension mésosociale ou le niveau groupal de l’ethnicité correspond à l’approche holiste, c’est-à-dire à la mobilisation ethnique et à l’action collective ethnique. Elle s’exprime par les contraintes morales (le pouvoir de coercition) que la communauté dans laquelle les individus s’identifient exerce sur eux. Il s’agit, autrement dit, du mode d’organisation dans lequel les membres reconnaissent aux différents groupes auxquels ils appartiennent une prééminence sur leur choix, une transcendance sur leur destinée des éléments biologiques ou physiques, culturels et/ou cultuels, sociaux et économiques qui les divisent ou les rapprochent selon une série de catégories ethniques distinctes sur la base d’un ensemble de critères.
Les entités ethniques ainsi distinguées n’ont pas nécessairement une existence sociale. Elles ne l’obtiennent que par la cristallisation des identités ethniques individuelles dans une identité collective, c’est-à-dire par la création d’un groupe ethnique proprement dit. Selon Joane Nagel (1994, 152-176) : « la mobilisation ethnique désigne les processus par lesquels les groupes ethniques s’organisent et se structurent sur la base d’une identité ethnique commune vue de l’action collective ». Et cela, soit par le biais des associations (ethniques), soit à travers les organisations politiques. Mais il faut que les conditions sociales, politiques, économiques et culturelles soient favorables à l’émergence de l’ethnicité sur la scène publique. Ces conditions sont les suivantes :
des conditions biologiques : « lien de sang » ou lien de parenté (sexe, famille, lignage, clan… toutes les caractéristiques qui permettent l’association et/ou l’exclusion) ;
des conditions territoriales : elles renvoient au rapport terre-individu (racines ou « terre-mère », pays natal ou d’origine dans le cadre de la diaspora, patrie, etc.) ;
des conditions religieuses présentes chaque fois que sont associées à la croyance des pratiques de positionnement, de classement et d’action dans la société ;
des conditions monétaires et/ou étatiques qui, depuis les traités de Westphalie, organisent les transcendances par l’organisation de la vie individuelle et collective à travers l’économie et l’Etat comme dépositaire du destin commun, porteur de toutes les menaces et de tous les espoirs.
Plus souvent, on évoque la dimension mésosociale ou le niveau groupal de l’ethnicité, c’est-à-dire l’aspect holiste de l’ethnicité, lorsqu’une identité s’oppose à une autre, un territoire à un autre qui le borde ou l’englobe, une religion à une autre ou à une non-religion, des nantis face à des démunis, des forces pro-Etat face aux forces anti-Etat ou rebelles. Cependant, on ne peut pas limiter uniquement la dimension mésosociale de l’ethnicité à une situation conflictuelle. C’est aussi une question de relations de compétitivité, de coopération entre les identités ainsi que de revendications avancées par différents groupes. D’où la nécessité d’élargir le domaine d’observation et de recourir à la pluridisciplinarité et/ou à une approche multi-échelle qui examine l’ethnicité sur le plan structurel et systémique, notamment la dimension macrosociale.
La dimension macrosociale de l’ethnicité
Le niveau macrosocial de l’ethnicité concerne les contraintes structurelles qui posent, quelle que soit leur nature, la question de la création, de l’organisation des structures ethniques, ainsi que la question de l’émergence du leadership ethnique. En effet, pour être efficaces, les processus d’identification individuelle à une identité ethnique et ceux de mobilisation groupale doivent être faits par et dans des structures de nature sociale, économique et/ou politique dont le rôle est de façonner les identités ethniques et d’assigner aux individus une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance imputée à une identité donnée. De ce point de vue, on peut augurer que l’ethnicité ne peut plus être appréhendée en termes identitaires uniquement, mais également en termes de structure et système. Cela dit, comme l’écrit Barbara B. Lal (1983, pp. 154-173) : « l’ethnicité n’est plus seulement une question de choix individuel et subjectif mais bien une obligation relative à laquelle doivent faire face les individus classés, parfois contre leur gré, dans une catégorie ethnique.
Très souvent, c’est en fonction de cette classification identitaire réelle ou supposée que les individus occupent une place ou une position sociale ou politique déterminée. Parfois, c’est l’Etat lui-même qui, consciemment ou inconsciemment, construit, entretient et institutionnalise l’ethnicité. Il s’agit notamment, lorsque celui-ci définit les groupes cibles (sur la base de l’appartenance identitaire), d’un programme social, économique et politique, ou de l’attribution d’une position particulière sur le marché du travail en fonction de leur appartenance réelle ou supposée à une catégorie ethno-identitaire.
Dans d’autres sociétés, en l’occurrence les sociétés africaines, certains domaines particuliers de l’activité économique (l’agriculture, l’élevage, le commerce, la pêche et la chasse, l’artisanat, etc.) et certaines professions et métiers (carrière militaire, politique, journalistique, etc.) sont réservés à certaines catégories ethniques particulières. D’où la thèse selon laquelle l’appartenance à une catégorie ethnique exerce une influence considérable sur l’existence sociale, culturelle et professionnelle des individus et sur l’organisation structurelle et systémique des sociétés. Et pour conclure, il convient donc de souligner que l’ethnicité, que ce soit sur le plan des structures ou sur celui de l’action dont la nature est relationnelle et évolutive, n’est pas, selon Martiniello (1995, pp. 26 – 27) :
« Une question de parenté et d’ascendance biologiques mais plutôt une question de construction sociale et politique. L’ethnicité est par conséquent une variable et non une caractéristique immuable et ineffable de l’humanité. Selon les cas, elle pourra toutefois être considérée, soit comme une variable dépendante qu’il faudra expliquer, soit comme une variable indépendante qui permettra de rendre compte d’autres phénomènes. En second lieu, l’ethnicité n’en est pas pour autant une affaire exclusive de choix individuel et de subjectivité. Elle est aussi une affaire de contrainte structurelle et objective. En troisième lieu, les trois niveaux de l’ethnicité qui viennent d’être analytiquement distingués doivent être pris en compte dans les schémas théoriques de l’ethnicité. Dans la mesure où l’ethnicité est autant une question de volontarisme individuel, de contraintes macrosociales que d’organisation groupale, les explications les plus convaincantes seront celles qui s’efforceront de combiner ces trois niveaux et les approches micro- méso- et macrosociales. »
Il importe donc d’approfondir les fonctions et les formes de la mobilisation ethniciste, c’est-à-dire la téléologie de l’ethnicité.